Le risque d’un abus de dépendance économique est une arme essentielle pour la partie faible qui négocie un contrat.
La proposition de loi visant à mieux définir cette notion, sanctionnée par le Code de commerce, au titre des pratiques anticoncurrentielles (C. com art. L. 420-2), toujours en discussion au Parlement, est l’occasion de faire un inventaire des armes dont disposent les partenaires économiques pour se défendre face au comportement déloyal de leurs cocontractants qui abusent de leur rapport de force.
Quand dépendance ne rime plus nécessairement avec économique.
En effet, depuis le 1er octobre 2016 et l’entrée en vigueur de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, les victimes de tels comportement semblent disposer d’une nouvelle arme de défense, avec l’entrée dans le Code civil (article 1143) de la notion d’abus d’un état de dépendance (qui n’est pas nécessairement économique), pour caractériser un cas de violence, c’est-à-dire un vice du consentement.
Intérêt de la dépendance économique.
S’agit-il, pour autant, d’une nouvelle arme efficace ? Au sens du Code de commerce, trois conditions doivent être réunies pour qu’il y ait abus de dépendance économique :
- l’existence d’une situation de dépendance économique ;
- une exploitation abusive de cette situation ;
- une affectation réelle ou potentielle du fonctionnement ou de la structure de la concurrence sur le marché.
La notion de dépendance économique n’est pas définie par les textes. La proposition de loi précitée prévoit ainsi de rajouter à l’article L..420-2 du Code de commerce les dispositions suivantes :
« Une situation de dépendance économique est caractérisée, au sens du deuxième alinéa du présent article, dès lors que :
1° D’une part, la rupture des relations commerciales entre le fournisseur et le distributeur risquerait de compromettre le maintien de son activité ;
2° D’autre part, le fournisseur ne dispose pas d’une solution de remplacement auxdites relations commerciales, susceptible d’être mise en œuvre dans un délai raisonnable. »
Ces ajouts sont conformes à la définition retenue par la jurisprudence qui considère qu’« au plan général, la dépendance d’une entreprise (fournisseur ou client) vis-à-vis d’une autre (client ou fournisseur de la première) s’apprécie en déterminant si l’entreprise dont il est allégué qu’elle est dépendante se trouvait dans l’impossibilité de trouver d’autres débouchés ou fournisseurs dans des conditions techniques et économiques comparables » (1).
Démonstration de la dépendance économique.
Dans la pratique, la démonstration de l’existence d’un abus de dépendance économique est difficile à rapporter en raison du caractère cumulatif des conditions à remplir, dont le critère essentiel de l’affectation du fonctionnement de la concurrence, c’est-à-dire une entrave à celle-ci.
Dans une décision de 2007, l’Autorité de la concurrence a elle-même admis que les cas de condamnation étaient « fort peu nombreux » (2).
A cet égard, la proposition de loi ne semble pas être en mesure de palier cette difficulté. En effet, la modification prévue, à ce titre, consiste à insérer après le mot « affecter », les mots « , à court ou moyen terme, ».
De ce point de vue, une (re)-définition de l’abus de dépendance économique paraissait donc comme nécessaire. Mais celle-ci devait-elle être prévue par le Code civil ?
Champ d’application de la dépendance économique.
Le nouvel article 1143 dudit Code dispose que :
« Il y a également violence lorsqu’une partie, abusant de l’état de dépendance dans lequel se trouve son cocontractant, obtient de lui un engagement qu’il n’aurait pas souscrit en l’absence d’une telle contrainte et en tire un avantage manifestement excessif ».
Cette définition est ainsi largement inspirée de celle issue du Code de commerce, sans pour autant s’inscrire dans les seuls rapports B to B et surtout sans avoir à démontrer, pour caractériser l’abus, une entrave à la concurrence.
Portée du déséquilibre significatif.
Toutefois, avant l’introduction de l’article 1143 du Code civil, la victime de telles pratiques disposait déjà d’une arme de substitution à l’abus de dépendance économique, en saisissant les juridictions judiciaires, sur le fondement du déséquilibre significatif des relations contractuelles, prohibé par l’article L. 442-6, I, 1°, du Code de commerce et caractérisé par le fait :
« d’obtenir ou de tenter d’obtenir d’un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu (…) ».
La démonstration de ce comportement revient donc à démontrer un abus de dépendance (économique), et ainsi obtenir des dommage et intérêts, sans avoir, là non plus, à faire la démonstration d’une affectation de la concurrence.
A noter que l’ordonnance précitée a également introduit un nouvel article 1171 au Code civil qui dispose que « dans un contrat d’adhésion, toute clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. (..) ».
De même, dans les rapports B to C, le nouvel article L.212-1 du Code de la consommation prévoit que « (…) sont abusives les clauses qui ont pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat ».
Dans ces conditions, l’introduction de la notion d’abus de dépendance dans le Code civil présente-t-elle un réel intérêt ?
Intérêt de l’abus de l’état de dépendance.
En l’absence de réelle (re)-définition de la dépendance (économique ou non), les nouvelles dispositions du Code civil pourront certainement, à l’avenir, permettre à une victime (professionnelle ou non) de pratiques contractuelles déloyales fondées sur le rapport de force que lui impose son cocontractant, de demander :
- des dommages et intérêts, sur le fondement du déséquilibre significatif, dans les rapports B to B (C. com art. L. 442-6) ; ou,
- la nullité de la clause à l’origine du déséquilibre, sous réserve que ce déséquilibre ne porte « ni sur l’objet principal du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation » (C. conso art. L.212-1 dans les rapports B to C et C. civ art 1171 dans tous les autres rapports) ; étant précisé que, dans les rapports B to B, cette nullité ne peut être demandée que par le ministre chargé de l’Economie et le ministère public, et non la victime elle-même (C.com art. L. 442-6, III) ; ou
- la nullité pure et simple du contrat étant précisé que,
- (i) dans les rapports B to B, cette nullité ne peut, là encore, être demandée que par le ministre chargé de l’Economie et le ministère public, et non la victime elle-même (C. com art. L. 442-6, III) et
- (ii), dans les rapports B to C, la nullité de l’entier contrat ne peut être obtenue que si les autres clauses que celles jugées abusives peuvent subsister sans lesdites clauses abusives (C. conso art. L.212-1).
Reste à savoir si le juge estimera cette combinaison de ces textes possible et compatible avec le principe général suivant lequel les règles spéciales dérogent aux règles générales.
Pierre-Yves Fagot
Carine Dos Santos
Lexing Droit de l’entreprise
(1) Cass. com. 9-4-2002, n°00-13921 ; Cass. com., 10-12-1996, n°95-20931 ; Cass. com., 3-3-2004 n°02-14529.
(2) Cons. de la concurrence, décision 07-D-18 du 16-5-2007 relative à des pratiques mises en œuvre sur le secteur du cidre et des pommes à cidre, pt 30.