L’«entreprise à mission» est-elle réellement une (bonne) idée en ce qui concerne les jeunes sociétés innovantes ?
Les objectifs de l’«entreprise à mission»
Un rapport intitulé l’«entreprise, objet d’intérêt collectif» a été remis aux ministres de la Transition écologique et solidaire, de la Justice, de l’Economie et des Finances et du Travail, le 9 mars 2018 (1).
Dès les premières lignes de la synthèse de ce rapport, ses auteurs soulignent «avoir été frappés par le niveau élevé des attentes suscitées par la mission [en charge d’établir le rapport] et par la richesse des contributions».
Les attentes des entreprises innovantes
Parmi ces attentes et contributions, les auteurs ont notamment retenu la nécessité de créer «un cadre crédible pour des entreprises avant-gardistes».
A cet égard, le rapport précise que «dans un récent sondage, les chefs d’entreprise interrogés sont pour 68% d’entre eux favorables à la création d’un cadre juridique dédié pour organiser la poursuite d’objectifs sociaux et environnementaux par des sociétés lucratives».
Face à ce constat, le rapport s’intéresse à la situation de l’«entreprise à mission» («profit-with-purpose business») aux Etats-Unis et au Royaume-Uni pour envisager son introduction en droit français.
L’«entreprise à mission» est décrite comme une société lucrative poursuivant des objectifs sociaux et environnementaux, s’engageant en ce sens, afin d’avoir de réels impacts en la matière.
L’«entreprise à mission» ne serait pas une nouvelle forme statutaire comme la SA, la SARL ou la SAS mais aurait ainsi pour objectifs :
- la stabilité des engagements sociaux et environnementaux qui, d’après les personnes auditionnées, ne seraient pas protéger par un «revirement actionnarial» ;
- la crédibilité des entreprises concernées, parfois suspectées de «greenwashing» ou de «fairwashing» ;
- un équilibre favorable à l’efficacité, en fournissant au dirigeant une latitude de gestion tout en préservant un contrôle de son action.
Des recommandations à la hauteur ?
Ces objectifs conduisent à s’interroger sur l’intérêt de l’«entreprise à mission», notamment au regard des caractéristiques des entreprises de l’économie sociale et solidaire (ESS), issues de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 récemment modifiée (2) et d’un ensemble de décrets pris pour son application (3).
En effet, l’ESS est définie comme «un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé (…)».
Quelle que soit la forme de leur structure juridique, les entreprises de l’ESS se distinguent par leur but d’utilité sociale (soutien à des publics vulnérables, cohésion territoriale ou développement durable) et l’orientation de leurs excédents vers la poursuite de leur activité souvent non lucrative.
Pour relever de l’économie sociale et solidaire, ces structures juridiques doivent respecter un ensemble de conditions cumulatives, à savoir :
- la recherche d’une utilité sociale, dont les conditions d’analyse et d’évaluation sont fixées par la loi ;
- une gouvernance démocratique, fondée sur l’information et la participation de l’ensemble des parties prenantes à l’activité de l’entreprise, dépassant le cercle des seuls associés ;
- des principes de gestion stricts concernant le sort des bénéfices, des mises en réserves obligatoires, des prélèvements obligatoires sur le bénéfice de l’exercice, et la politique de rémunération versée aux dirigeants.
Si ces conditions cumulatives d’appartenance à l’ESS sont respectées, les entreprises en cause sont éligibles à l’agrément «entreprise solidaire d’utilité sociale (ESUS)».
Eu égard à l’importance de ces conditions qui, lorsqu’elles sont mises en œuvre, garantissent le respect des principes de l’économie sociale et solidaire, la crédibilité des entreprises, sur le terrain notamment du «greenwashing» (4) ou de «fairwashing» (5), ne peut sérieusement être remise en cause.
Au contraire, cela pourrait ne pas être le cas des «entreprises à mission», au vu des recommandations formulées dans le rapport qui souligne que, par rapport à l’ESS, le nouveau statut :
- doit répondre au besoin de poursuivre un autre objectif que le profit, sans contraintes sur la distribution de dividendes et de politique salariale ;
- cherche à associer les parties prenantes, sans sauter le pas des règles coopératives.
Pour encourager les start-ups sur la voie de «l’entreprise à mission», les recommandations faites par le rapport semblent ne viser que des sociétés déjà bien établies. Par exemple :
- la recommandation n°6 (nombre d’administrateurs salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance) ne semble concerner que les sociétés de plus de 1 000 salariés, la recommandation n°7 prévoyant, pour sa part, une possible extension dans les sociétés de 500 à 1 000 salariés ;
- la recommandation n°8 (obligation de doter une SAS d’un conseil d’administration ou de surveillance) concerne, de son côté, les sociétés de plus de 5 000 salariés.
En l’état, seule la pratique pourra démontrer si «l’entreprise à mission» décrite dans ce rapport, en ce qu’elle est moins contraignante que l’ESUS dans ses principes de gestion et de gouvernance, permettra de répondre aux besoins de développements des start-up, sans attiser les craintes sur le terrain du «greenwashing» ou de «fairwashing» de la part de ses partenaires ou clients.
Les propositions de ce rapport devraient en principe alimenter le projet de loi du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (PACTE), dont une présentation par M. Bruno Le Maire a eu lieu le 4 mai 2018.
Affaire à suivre donc.
Pierre-Yves Fagot
Carine Dos Santos
Lexing pôle droit de l’entreprise
(1) « L’entreprise, objet d’intérêt collectif« , Rapport de N. Notat et J-D. Senard du 9-3-2018
(2) Loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidaire
(3) Echéancier de mise en œuvre de la loi avec les décrets pris pour son application
(4) Le greenwashing ou « éco blanchiment » consiste pour une entreprise à orienter ses actions marketing et sa communication vers un positionnement écologique. C’est le fait souvent, de grandes multinationales qui de par leurs activités polluent excessivement la nature et l’environnement. Alors pour redorer leur image de marque, ces entreprises dépensent dans la communication pour « blanchir » leur image, c’est pourquoi on parle de « greenwashing ».
(5) Le fairwashing ou « blanchiment éthique » consiste à prétendre avoir pris des engagements éthiques (respect du droit des travailleurs, politique de lutte contre l’exclusion sociale, en faveur de l’insertion…) à des fins purement marketing.