Drones armés : une notion aux contours mal définis. Restée longtemps à l’écart, la France s’apprête à armer ses drones aériens.
Tandis que ses alliés déployaient des drones armés et recevaient la foudre des opposants, la France était restée jusqu’en 2017 dans l’expectative.
Il est cependant constant que les avancées technologiques deviennent incontournables. Leurs applications militaires visant à assurer une supériorité opérationnelle, bien qu’éphémère, ne peuvent rationnellement être négligées.
Les craintes que suscite l’armement d’un système autonome sont légitimes. Toutefois, elles doivent être tempérées pour comprendre les enjeux, les risques et les avantages.
A cet égard, le rapport d’information n°559 de la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, publié le 23 mai 2017 (1), avait apporté une première réponse pour défendre la position française, favorable à ce nouveau système d’armes. L’objectif était double : démêler les amalgames technologiques et juridiques sur les drones armés et démontrer leur conformité au droit international.
Le rapport d’information n°996 de la Commission de la défense nationale et des forces armées du 30 mai 2018 (2) s’aligne sur le premier rapport. Il souligne notamment l’importance de l’intégration du numérique dans les systèmes d’armes.
L’armement des drones présente des avantages stratégiques indéniables. En revanche, son cadre juridique mérite d’être clarifié, dans la mesure où le sujet reste toujours source de débat.
La nécessité d’ouvrir le dossier sur les drones armés : la reconnaissance d’une capacité opérationnelle accrue
Les nombreuses objections portées à l’encontre des drones armés avaient dissuadé, dans un premier temps, une France écartelée dans ses choix budgétaires.
S’il est évident que des questions d’éthique se posent, la prudence ne doit pas être un facteur paralysant. Les hésitations des uns permettent aux autres de les devancer. Dans le cas présent, une dizaine de pays emploient déjà des drones armés, consacrant ainsi le retard français.
Certes, la détention de drones armés par des pays étrangers n’est pas une justification suffisante d’un point de vue éthique. Dans le rapport n°559, la France s’est donc attachée à défendre, de façon pragmatique, l’avantage militaire que conférerait l’armement des drones. Parmi ses avantages, nous en avons retenu au moins quatre.
1° La réduction de la boucle décisionnelle
Dans un premier temps, « les drones (de renseignement) sont déjà fortement engagés dans les missions de tir ». Ils sont devenus un maillon essentiel à l’usage de la force armée. Ainsi, leur armement ne ferait que « réduire la boucle de décision entre le repérage d’un objectif à haute valeur ajoutée et sa neutralisation ». Les drones attendront le moment le plus opportun pour un tir de précision et analyseront les effets en temps réel. L’avantage stratégique en sera d’autant renforcé que leur capacité d’endurance est cinq fois plus importante que celle des avions traditionnels.
2° L’optimisation des ressources rares
Dans un deuxième temps, utiliser les drones armés permettrait d’optimiser les ressources rares que sont les avions de chasse. « Ces capacités seront soulagées dans des missions ne nécessitant pas une importante puissance de feu ».
3° La protection des pilotes
Dans un troisième temps, l’argument récurrent est celui du moindre risque pour le pilote. Cet avantage reste relatif car l’usage d’un drone armé ne s’envisage pour l’heure qu’en zones permissives.
4° Un emploi limité
Enfin, cet armement ne serait envisagé que dans « certains cas ». Ces cas seraient limités aux applications présentant un avantage tactique ou stratégique sur le terrain. La question de l’armement ne concernerait que les drones MALE et les minis-drones explosifs. L’armement des drones tactiques n’est, quant à lui, pas envisagé. Ainsi, les drones armés se voient conférer le rôle d’un outil complémentaire – et non de substitution – utilisé selon les règles de la guerre.
Ces réflexions ne font que recentrer le débat, comme de nombreux experts ont pu le faire, sur la place des drones armés.
Malgré les efforts de concision entrepris par les rapporteurs, nous pouvons regretter, si ce ne sont des amalgames, du moins un manque de clarté dans les explications apportées. Ces imprécisions portent pourtant sur des éléments clés de compréhension des enjeux des drones armés. La plus surprenante est la distinction opérée entre les drones, d’une part, et les robots (« autonomes »), d’autre part. Cette distinction n’est ni claire, ni réellement expliquée.
Drones armés : une distinction à clarifier entre « drones » et « robots autonomes »
Compte tenu de l’importance de la controverse, le rapport n°559 cherche à édulcorer sa position. Il corrige ainsi l’idée reçue selon laquelle le drone n’est pas un aéronef sans pilote mais un aéronef piloté à distance.
Reste à savoir ce que l’on entend par « pilote ». S’agit-il de l’individu ou de l’action de l’individu ? Dans la première hypothèse, le drone est bien sans pilote (humain) à son bord. En revanche, dans la seconde, le drone est effectivement piloté à distance. En rejetant la notion de « sans pilote », cette nuance cherche, en réalité, à rassurer l’opinion publique, qui pourrait l’entendre comme un objet non contrôlé. Cette précision a donc son importance.
Cependant, par la suite et sur la base de cette précision, le Sénat distingue le concept de drone de celui de robot. Il attribue à ce dernier une nouvelle définition pour le moins contestable. Ainsi, le drone serait toujours piloté (à distance) alors que le robot, « engin autonome », ne le serait pas.
« Il convient de bien distinguer les systèmes pilotés que sont les drones des armes dites autonomes (robots) » (Rapport d’information n°559, p. 45).
En consacrant l’autonomie comme caractéristique différenciatrice entre le drone et le robot, le rapport n°559 commet une erreur fondamentale. Cette incohérence représente parfaitement la difficulté à la base de l’ensemble des débats entourant les drones armés. Les défenseurs et opposants aux drones armés débattent sur un objet pour lequel il n’existe aucune définition consensuelle, notamment en ce qui concerne son autonomie.
La notion d’autonomie peut revêtir de nombreuses définitions puisqu’il existe différents degrés d’autonomie selon le degré de contrôle humain. Ces niveaux dépendent également de la complexité du système, de sa capacité à percevoir son environnement et à agir en fonction, sans intervention tierce.
Ceci suppose de revenir sur les deux assertions contenues dans le rapport :
1° Le robot serait parfaitement autonome et n’existerait pas à ce jour
Pour le distinguer des drones, le rapport octroie à la notion de robot le caractère d’autonomie totale. Or, il affirme que cette pleine autonomie n’existe pas encore. Par déduction, le robot n’existerait pas ? Cette approche est fausse. De nombreux robots sont en usage depuis longtemps dans les usines, dans les armées, dans les hôpitaux et dans les entrepôts.
L’Atilf (2) définit le robot comme un « appareil effectuant, grâce à un système de commande automatique à base de micro-processeur, une tâche précise pour laquelle il a été conçu dans le domaine industriel, scientifique ou domestique ».
Si un robot peut effectuer une tâche de manière autonome, il y aura toujours un être humain maintenant dessus un certain contrôle : dans la programmation de la tâche comme dans la surveillance de son exécution. La mission du robot est précise et toujours limitée, restreignant de fait son caractère autonome.
Caractériser le robot comme étant seulement un système pleinement autonome est par conséquent inapproprié.
2° Le drone est toujours piloté
S’il est vrai que le drone est toujours piloté (à distance), de la même façon que le robot, ce pilotage peut être manuel ou automatique. Certains avions de ligne évoluent en mode autonome, même en présence du pilote.
Le drone et le robot peuvent tous deux fonctionner en mode automatique, voire autonome. L’homme reste toujours au minimum sur la boucle, soit dans le pilotage, soit dans la programmation de la mission, soit dans la supervision. En conséquence, distinguer les deux systèmes de la sorte est un défaut d’appréciation car les deux sont de même nature ; aucun n’étant encore totalement autonome.
Dans le rapport n°559 [Partie II, C, 2), b), p. 51-52], il s’avère que le groupe de travail n’a en réalité employé la notion de robot qu’en référence aux systèmes d’armes létales autonomes (SALA), cœur de la polémique. Entamer une réflexion sur la distinction entre drones et SALA est essentiel pour rationaliser le débat. Seulement, l’emploi du terme « robot » pour définir exclusivement les SALA est un abus de langage pouvant induire à des confusions inutiles alors que le débat est déjà complexe.
3° La difficile définition des SALA
Les réflexions actuelles autour des SALA concernent pour partie leur définition, notamment leur degré d’autonomie. Le compte rendu de la réunion d’experts sur certaines armes classiques de mai 2014 atteste de cette difficulté.
Il a été globalement admis que le caractère autonome pouvait dépendre des fonctions de l’appareil, de l’environnement dans lequel il a vocation à opérer et de la complexité des tâches envisagées. Mais cette base d’appréciation est indéfinie. Certains experts ont ainsi recommandé que l’appréciation de l’autonomie dépende de critères objectifs clés. Par exemple, en matière d’armes autonomes, l’élément déterminant est leur capacité à cibler et à engager le tir sans intervention humaine.
D’autres intervenants ont insisté sur l’importance de prendre en compte l’«implication humaine appropriée» pour aborder la question de l’autonomie. Ici, le caractère autonome dépendrait de l’existence ou non d’un contrôle humain sur les « fonctions critiques » du SALA.
Dans son intervention à la réunion d’experts d’avril 2016 sur les SALA, la France avait estimé que l’autonomie caractéristique d’un SALA devait être entendue comme « complète ». C’est-à-dire «sans aucune forme de supervision humaine à partir de l’activation du système » (3).
Lors de la 5ème Conférence d’examen de la Convention sur certaines armes classiques de décembre 2016, un groupe d’experts gouvernementaux (GEG) a été créé. Il a pour mission de travailler, entre autres, sur les caractéristiques de l’autonomie des SALA, ainsi que sur leur réglementation.
Depuis sa constitution, le groupe d’experts s’est réuni à trois reprises. Ainsi, à la date du 31 août 2018, le GEG reprend la position de la France et raisonne par la négative (4). Tout système d’arme qu’il qualifie de non autonome se trouve exclu de son périmètre de réflexion. Il s’agit de «systèmes d’armes automatisés ou téléopérés, c’est-à-dire qui mettent l’intelligence artificielle au service de la décision de l’homme». A ces systèmes, s’opposent donc «les SALA qu’il convient de concevoir comme des systèmes pleinement autonomes».
Par conséquent et pour l’heure, les SALA sont des «systèmes qui n’existent pas encore» et pour lesquels «l’autonomie doit être entendue comme complète, c’est-à-dire sans aucune forme de supervision humaine à partir de l’activation du système et une absence de subordination à une chaîne de commandement» (4).
Didier Gazagne
Alix Desies
Lexing Défense & Sécurité – Drones
NB : Cet article sera suivi d’un second billet ayant pour objet l’analyse de la conformité de tels systèmes au droit international : « Drones armés – Une prise de conscience française confirmée : la conformité au droit international » (à paraître le 18-10-2018).
(1) Rapport d’information n°559 « Drones d’observation et drones armés : un enjeu de souveraineté », Doc. Sénat, 23-5-2017.
(2) Rapport d’information n°996 « Les enjeux de la numérisation des armées », Doc. Ass. Nat., 30-5-2018.
(3) Réunion d’experts sur les systèmes d’armes létaux autonomes (SALA), Genève 11-15 avril 2016, Intervention française.
(4) « Caractérisation », discours de la France du 28 août 2018 lors de la réunion du Groupe d’experts gouvernementaux (Genève 27-31 août 2018), Convention sur certaines armes classiques.