Le principe du contradictoire prévu par l’article 16 du nouveau code de procédure civile s’applique naturellement en matière d’expertise et doit donc être scrupuleusement observé. La Cour de cassation y veille rigoureusement…
Expertise judiciaire v/ expertise privée : principe du contradictoire
Par deux arrêts rendus le même jour, 28 septembre 2012, la chambre mixte de la Cour de cassation donne un éclaircissement procédural et probatoire quant aux distinctions à opérer entre les expertises judiciaires et les expertises privées.
Dans la première affaire (pourvoi n°11-18.710) une société avait mandaté un expert privé dont le rapport avait été versé aux débats, ce qui n’avait pas permis à la demanderesse d’obtenir la condamnation escomptée de son adversaire. La demanderesse a donc formé un pourvoi en cassation aux motifs que tout rapport d’expertise amiable peut valoir à titre de preuve dès lors qu’il est soumis à la libre discussion des parties et ce, alors même qu’il n’a pas été contradictoirement établi. L’appelante reprochait en effet à la cour d’appel ne pas avoir examiné le rapport d’expertise privé alors même que ce dernier avait été régulièrement communiqué aux débats.
La chambre mixte de la Cour de cassation réitère le principe selon lequel effectivement « un juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire » mais apporte une atténuation majeure à ce principe en indiquant que cependant le juge « ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties ».
Dans le cas présent, la cour d’appel ayant relevé que la société demanderesse fondait exclusivement ses prétentions sur le rapport privé, elle ne justifiait pas ses prétentions. Avec cet arrêt, une diminution de la pratique, qui tentait de se généraliser, de recourir à des rapports privés pour justifier ses demandes judiciaires, risque d’être observée.
Le juge doit s’assurer de l’exact périmètre opposable du rapport privé. C’est pourquoi les conclusions du rapport privé ne pourront être prises en compte dans la décision finale que si elles sont corroborées par d’autres éléments objectivables, si tel n’est pas le cas, le seul rapport privé ne peut pallier cette défaillance probatoire.
Dans la seconde affaire (pourvoi n°11-11.381) l’assuré, victime d’un accident avait demandé l’exécution du contrat d’assurance, ce à quoi la cour d’appel avait répondu par un arrêt avant-dire droit en ordonnant une expertise judiciaire.
L’expertise judiciaire terminée, la cour d’appel avait fondé sa décision sur ce rapport, ce qui a été contesté par l’assurance qui a formé un pourvoi reprochant aux juges de la cour d’appel de ne pas avoir observé le principe de la contradiction, ces derniers ne pouvant « fonder [leur] décision de condamnation sur une expertise judiciaire à laquelle une partie n’a été ni appelée ni représentée », c’est pourquoi la demanderesse sollicitait l’inopposabilité du rapport d’expertise judiciaire.
Cependant, la chambre mixte a jugé que : « les parties à une instance au cours de laquelle une expertise judiciaire a été ordonnée ne peuvent invoquer l’inopposabilité du rapport d’expertise en raison d’irrégularités affectant le déroulement des opérations d’expertise, lesquelles sont sanctionnées selon les dispositions de l’article 175 du Code de procédure civile qui renvoie aux règles régissant les nullités des actes de procédure ; ayant constaté que la société ne réclamait pas l’annulation du rapport d’expertise dont le contenu clair et précis avait été débattu contradictoirement devant elle, la cour d’appel, appréciant souverainement la valeur et la portée des éléments de preuve soumis à son examen, a pu tenir compte des appréciations de l’expert pour fixer l’indemnisation ».
Ainsi, la chambre mixte reconnaît la valeur probante du rapport d’expertise judiciaire dont les éventuelles irrégularités qui auraient affectées le déroulement des opérations d’expertise ne peuvent entraîner l’inopposabilité du rapport d’expertise mais uniquement sa nullité si les conditions de l’article 112 du Code de procédure civile sont réunies.
Au titre de l’article 112 du Code de procédure civile, une telle nullité est couverte si celui qui l’invoque a postérieurement l’acte critiqué fait valoir des défenses au fond. Dans le cas présent, l’assurance avait nécessairement fait valoir sa défense au fond concernant le rapport d’expertise judiciaire, ce dernier ayant fait l’objet d’un débat contradictoire devant la cour, couvrant ainsi de facto la possibilité d’invoquer la nullité du rapport d’expertise judiciaire, qui en tout état de cause n’était pas demandée par cette dernière.
En adoptant cette position, la chambre mixte entend rappeler :
– qu’une expertise judiciaire dont les parties ont pu discuter du rapport dans le cadre des débats de fond devant les juges permet à ces dernier de fonder leur décision sur le rapport rendu ;
– alors même que lorsqu’un tel rapport est rendu au titre d’une expertise privée les juges ne peuvent fonder exclusivement leur décision sur un tel rapport dont les garanties d’impartialité ne sont pas respectées, et ce même s’il a été discuté contradictoirement par la suite, et doivent avoir connaissance d’autres éléments corroborant les conclusions du rapport d’expertise privé pour pouvoir rendre une décision fondée dessus.
En synthèse, il faut retenir que l’expertise judiciaire sera difficilement déclarée inopposable par les juges, ce qui n’est pas le cas de l’expertise privée. Cette dernière ne pouvant constituer qu’un moyen de preuve mais en aucun cas fonder à elle seule une décision de justice.
Rôle du rapport d’expertise : Le respect du contradictoire
Les observations présentées devant le juge par les parties concernant l’une des annexes d’un rapport d’expertise sont-elles suffisantes pour respecter le principe du contradictoire ? A cette question et du fait que le rapport d’expertise lui-même ait été soumis à la discussion des parties avant son dépôt, il pourrait être répondu par l’affirmative. Cependant, dans une décision rendue le 1er février 2012 (Cass. civ. 1 1-2-2012 n° 10-18853) par la première chambre civile de la Cour de cassation, une décision contraire a été prise, afin de revenir à une stricte orthodoxie du principe du contradictoire. Dans cette affaire l’expert avait sollicité d’un huissier l’établissement d’un décompte annexé par la suite au rapport d’expertise déposé.
L’une des parties a sollicité l’annulation du rapport d’expertise aux motifs que ladite annexe n’avait pas été soumise à la discussion des parties durant les opérations d’expertise. A cet argument, il lui était opposé par la Cour d’appel que l’annulation du rapport d’expertise n’était pas possible, puisque le principe du contradictoire était tout de même respecté, dès lors que les parties ont eu la faculté de soumettre au juge leurs observations sur cette annexe et de la critiquer.
Dans sa décision, la Cour de cassation casse cet arrêt, aux motifs que « l’expert n’avait pas soumis aux parties le décompte ainsi annexé au rapport afin de permettre à ces dernières d’en débattre contradictoirement devant lui avant le dépôt de son rapport ». Il semble donc que la Cour de cassation fasse une stricte appréciation du moment durant lequel le contradictoire d’une mesure d’instruction doit être respecté et du périmètre concerné par le respect de ce principe.
Le contradictoire est respecté uniquement si l’intégralité des informations, à partir desquelles une décision est prise, ont été discutées avant l’achèvement de la mesure d’instruction. En conséquence, le fait de discuter d’un élément postérieurement à la clôture de la mesure d’instruction (même si cela concerne « seulement » l’une des annexes d’un rapport d’expertise ayant lui-même été soumis au contradictoire) ne peut pallier la défaillance antérieure. La discussion devant le juge ne pallie pas le manquement au respect du contradictoire antérieurement intervenue, c’est donc l’intégralité du rapport qui est annulée.