L’utilisation de la caméra cachée suscite bien des débats, tant déontologiques que juridiques, ainsi que l’illustre l’arrêt rendu par la CEDH, le 24 février 2015 dans l’affaire Haldimann et a. c/ Suisse.
Amenée pour la première fois à se prononcer sur l’utilisation de caméras cachées par des journalistes afin de sensibiliser le public à un sujet d’intérêt général, la CEDH a considéré que la condamnation de quatre journalistes pour avoir enregistré et diffusé l’interview réalisée en caméra cachée d’un courtier en assurance privée, dans le cadre d’un reportage télévisé destiné à dénoncer les mauvais conseils délivrés par les courtiers en la matière constituait une violation de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
La Cour a en effet estimé que l’ingérence dans la vie privée du courtier, n’était pas d’une gravité telle qu’elle doive occulter l’intérêt du public à être informé de malfaçons en matière de courtage en assurances.
En l’espèce, une journaliste d’une émission télévisée suisse avait enregistré en caméra cachée un entretien avec un courtier en assurance, prétendant être une cliente s’intéressant à la souscription d’un contrat d’assurance-vie. A l’issue de l’entretien, la rédactrice de l’émission avait expliqué au courtier que l’entretien avait été enregistré puis l’avait invité à s’exprimer, ce qu’il avait refusé. Des extraits de l’entretien avaient ensuite été diffusés à l’antenne en masquant sa voix et son visage.
Les journalistes furent condamnés à plusieurs jours-amende pour l’enregistrement non autorisé de cette conversation, le tribunal fédéral ayant estimé que ceux-ci auraient pu choisir d’autres moyens, moins attentatoires aux intérêts privés du courtier pour informer des pratiques dans le domaine des assurances.
Saisie par les journalistes invoquant une ingérence disproportionnée dans leur droit à la liberté d’expression, la CEDH conclut à la violation de l’article 10 de la Convention EDH après avoir analysé le cas d’espèce au regard des six critères dégagées dans son arrêt Axel Springer AG c. Allemagne du 7 décembre 2012 dans la mise en balance du droit à la liberté d’expression et du droit au respect de la vie privée à savoir :
- la contribution a un débat d’intérêt général ;
- la notoriété de la personne visée et objet du reportage ;
- le comportement antérieur de cette personne ;
- le mode d’obtention des informations et leur véracité ;
- les contenu, forme et répercussions du reportage ;
- la sanction imposée.
Après avoir souligné au préalable que le courtier n’était pas un personnage public bénéficiant d’une notoriété particulière et que le reportage en question ne visait pas à le critiquer personnellement mais à dénoncer des pratiques commerciales, la Cour relève que le thème du reportage, relatif à la mauvaise qualité des conseils délivrés par des courtiers en assurances privées, concernait un débat d’intérêt général.
La Cour précise ensuite que le reportage n’était pas focalisé sur la personne du courtier mais sur certaines pratiques commerciales de sorte que l’atteinte à la vie privée du courtier était moins importante que s’il avait été visé en personne et exclusivement par le reportage.
S’agissant du mode d’obtention des informations et leur véracité, la Cour relève que l’utilisation de la caméra cachée n’était pas prohibée de manière absolue en droit interne et estime que les journalistes n’ont pas ignoré les règles journalistiques définies par le droit suisse et qu’en tout état de cause, le bénéfice du doute devait leur être accordé quant à leur volonté de respecter les règles de déontologie journalistique.
S’agissant ensuite de la façon dont le reportage a été diffusé et dont le courtier était présenté, la Cour observe que l’enregistrement avait été diffusé sous la forme d’un reportage particulièrement péjoratif à l’égard du courtier, via un média audiovisuel ayant des effets souvent beaucoup plus immédiats et puissants que la presse écrite. Cela étant, la Cour note que le visage et la voix du courtier avaient été masqués et que l’entretien ne s’était pas déroulé dans les locaux qu’il fréquentait habituellement.
Au regard de l’ensemble de ces éléments, la Cour conclut que l’ingérence dans la vie privée du courtier, qui a renoncé à s’exprimer sur l’entretien en question, n’était pas d’une gravité telle qu’elle doive occulter l’intérêt du public à être informé de malfaçons en matière de courtage en assurances.
Quant aux sanctions, quel que soit le caractère mineur de la peine infligée, la Cour estime que la sanction même peut tendre à inciter la presse à s’abstenir d’exprimer ses critiques, et ce, même si les requérants n’ont pas été privés de la possibilité de diffuser leur reportage.
Cette décision, bien que concernant la Suisse, impacte également le droit français puisqu’à l’instar des juridictions suisses, les juridictions françaises sont régulièrement amenées à se prononcer sur l’utilisation par les journalistes du procédé de la caméra cachée, les juges français appréciant à ce titre l’atteinte au droit au respect de la vie privée au regard de la nécessité de l’information du public (1), du contenu et de la forme du reportage (2), ainsi que du comportement antérieur de la personne concernée (3), critères également utilisés par la CEDH dans son arrêt Haldimann et autres c. Suisse.
Lexing Alain Bensoussan Avocats
Lexing Vie privée et Presse numérique
(1) TGI Paris, 17e ch., 7-9-2009, Legipresse 2009 n°265, I p.144
(2) TGI Paris, 17e ch., 7-9-2009, Legipresse 2009 n°265, I p.144
(3) CA Paris, 14e ch. 17-12-2008, Legipresse 2009, n°258, I, p.20