L’arbitre peut disposer d’un pouvoir d’évaluation des titres sociaux sans être en infraction avec l’article 1843-4 du Code civil.
L’arrêt ci-après commenté, se situant à la croisée des chemins du droit des sociétés et de l’arbitrage en mettant face à face l’expert judiciaire et l’arbitre, apporte un éclairage intéressant sur les effets de la clause compromissoire.
Clause compromissoire : l’arbitre peut être tiers estimateur
Dans cette affaire, l’assemblée générale d’une société civile (un acteur de la grande distribution en France) avait procédé à l’exclusion d’un associé et, à cette même occasion, procédé à la valorisation de ses parts sociales en vue de leur rachat.
Les statuts de la société en cause comportaient, en leur sein, un article donnant compétence à un tribunal arbitral en lui accordant le pouvoir de procéder lui-même à l’évaluation des titres sociaux de l’associé exclu. Cette clause était rédigée ainsi :
(…) les parties désignent en tant que de besoin le Tribunal Arbitral pour exercer, en cas de contestation de la valeur de remboursement des parts des associés retrayants ou exclus telle que déterminée par les statuts et le règlement intérieur, les pouvoirs de l’expert chargé d’évaluer le montant de remboursement des parts conformément à l’article 1843-4 du code civil et à l’article L. 231-1 du code de commerce (…). Les arbitres statueront en amiables compositeurs et en dernier ressort.
C’est dans ce contexte que l’associé exclu, contestant l’évaluation qui avait été faite de ses parts sociales, a fait assigner la société aux fins de voir désigner un expert judiciaire, en application de l’article 1843-4 du Code civil.
Le président du tribunal saisi de cette demande a fait droit à l’exception d’incompétence soulevée par la société, en retenant l’existence d’une clause compromissoire dans les statuts.
Persistant dans sa démarche, l’associé exclu a alors interjeté appel de cette décision aux fins de faire juger nulle et inapplicable la clause compromissoire stipulée dans les statuts de la société et, en conséquence, de déclarer applicables les dispositions de l’article 1843-4 du Code civil pour l’évaluation de ses parts sociales.
La Cour d’appel confirmant l’ordonnance du président du tribunal, l’associé exclu a alors formé un pourvoi en cassation.
Outre la question de pure procédure, tenant à la recevabilité ou non du recours-nullité formé par l’associé exclu, les arguments en présence étaient les suivants :
- d’un côté, l’associé exclu soutenait que seul le juge étatique était compétent pour désigner le tiers évaluateur, au motif que l’article 1843-4 du Code civil, d’ordre public, lui reconnaît compétence exclusive pour désigner un tiers évaluateur et que seul ce tiers évaluateur désigné par le juge pouvait procéder à l’évaluation de ses parts sociales ;
- de l’autre côté, la société faisait valoir que le tribunal arbitral était tenu de vérifier l’étendue de la clause compromissoire, en vertu du principe de compétence-compétence, et que l’article 1843-4 du Code civil a pour seul but de pallier l’absence d’accord des parties, et non de remettre en cause un accord des parties sur le prix, ce qui, dans ce dernier cas, reviendrait à s’opposer à la force obligatoire des conventions.
Confirmant le raisonnement des juges du fond et rejetant ainsi le pourvoi formé par l’associé exclu, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé que la clause compromissoire qui accordait à la juridiction arbitrale le pouvoir de procéder elle-même à l’évaluation des titres sociaux de l’associé exclu et de trancher le litige, contrairement au pouvoir de l’expert nommé en application de l’article 1843-4 du code civil d’évaluer sans trancher, ne la rend pas manifestement inapplicable ou nulle (1).
Clause compromissoire : efficacité renforcée
Cette décision est intéressante car elle précise l’articulation que peut avoir l’article 1843-4 du Code civil, relatif à l’expertise judiciaire, avec les articles 1442 et suivants du Code de procédure civile relatifs à l’arbitrage.
Véritable expression de la justice contractuelle, la clause compromissoire, encore appelée «convention d’arbitrage», est la convention par laquelle des parties à un contrat, dans le cadre de leur activité professionnelle, consentent à soumettre leur différend à un arbitre en cas de litige futur.
Son principal effet est d’emporter renonciation des parties à la compétence des juridictions des tribunaux étatiques, qui auraient dû connaître de la situation litigieuse, en application des règles classiques de compétence juridictionnelle.
Confrontée à une telle clause, la juridiction étatique doit, sur demande d’une des parties, se déclarer incompétente, sauf si la convention d’arbitrage invoquée par l’une des parties est «manifestement nulle ou manifestement inapplicable» et que le tribunal arbitral n’est pas encore saisi (2).
En l’espèce, les juges du fond, approuvés par la Cour de cassation, ont refusé de caractériser comme manifestement nulle ou inapplicable la clause compromissoire, prévoyant que l’arbitre pouvait évaluer le prix de rachat des parts sociales et trancher le litige, de sorte qu’il existait une exception de procédure de nature à écarter la compétence des juridictions étatiques au profit d’un tribunal arbitral.
A cet égard, le principe compétence – compétence, énoncé à l’article 1448 du Code de procédure civile, confie au seul arbitre compétence pour statuer par priorité sur toutes les contestations relatives à son pouvoir juridictionnel. Il appartient donc à l’arbitre désigné de vérifier sa compétence pour fixer le prix de rachat des parts sociales et, dans l’affirmative, pour y procéder.
Ainsi, par cet arrêt, la Cour de cassation admet que la clause compromissoire puisse perturber l’application normale de l’article 1843-4 du Code civil, en dépit du caractère d’ordre public de ce texte, dès lors que la clause d’arbitrage confère à l’arbitre, outre le pouvoir juridictionnel de trancher les différends entre les parties, l’évaluation des titres sociales rachetées.
Toutefois, il convient de préciser que l’éviction totale de l’article 1843-4 du Code civil en présence d’une clause compromissoire n’est pas automatique et dépend de sa rédaction.
En l’espèce, il ne s’agissait pas d’une clause compromissoire classique se bornant à soumettre à la juridiction arbitrale les différends pouvant naître relativement aux contrats conclus entre l’associé exclu et la société mais celle-ci était assortie d’une clause de fixation du prix en cas de rachat des parts sociales. Ainsi, l’arbitre désigné, en vertu de cette clause, était également un tiers estimateur, au sens de l’article 1843-4 du Code civil.
L’enseignement de cet arrêt est donc que les parties peuvent conventionnellement attribuer à l’arbitre un pouvoir d’évaluation des titres sociaux, en cas de rachat de ces derniers, sans que cela ne contrevienne aux dispositions d’ordre public de l’article 1843-4 du Code civil.
L’efficacité de la clause compromissoire se trouve ainsi renforcée par cette décision qui vient éclairer un peu plus le régime de l’arbitrage.
Pierre-Yves Fagot,
Maxime Guinot
Lexing Droit de l’entreprise
(1) Cass. Com., 10-10-2018, n°16-22.215
(2) Code de procédure civile, art. 1448