La Cour de cassation a contrôlé la conformité d’une condamnation pour contrefaçon avec la liberté d’expression.
Le 15 mai 2015, la Cour de cassation a fait application, pour la première fois, de la liberté d’expression prévue à l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme (« CEDH ») pour censurer un arrêt de la Cour d’appel de Paris en matière de contrefaçon de droit d’auteur.
L’arrêt du 15 mai 2015 représente une évolution importante de la jurisprudence en matière de contrefaçon en ce que la Haute juridiction semble avoir admis qu’il existerait des exceptions au droit d’auteur outre que celles spécifiquement prévues par le législateur, comme notamment à l’article L. 122-5 au Code de la propriété intellectuelle.
En l’espèce, un photographe de mode, considérant que ses droits d’auteur ont été atteints par la reprise de ses photographies dans les œuvres d’un artiste célèbre, a assigné ce dernier en contrefaçon pour la réparation de ses préjudices moral et patrimonial.
Dans le cadre de sa défense, l’artiste a sollicité le bénéfice de la liberté d’expression.
La liberté d’expression est garantie à l’article 10 de la CEDH, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les Etats de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».
L’artiste a fait valoir que son objectif était d’utiliser des images publicitaires extraites des revues « symboles de la publicité et la surconsommation » (telles que la revue comprenant les photographies en cause) et les modifier afin de provoquer « une réflexion, un contraste conduisant à détourner le thème et le sujet initial exprimant quelque chose de totalement étranger ».
Position de la cour d’appel. La Cour d’appel de Paris a rejeté l’argumentation de l’artiste en considérant que :
- la liberté d’expression artistique pouvant être limitée pour protéger d’autres droits individuels, la reprise par l’artiste des photographies, afin de les contester, ne lui permettait pas d’occulter les droits d’auteur du photographe ;
- les droits de l’artiste sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur ceux du photographe, portant sur les photographies dont les œuvres de l’artiste étaient dérivées.
En conséquence, la Cour d’appel de Paris a jugé que la reprise des photographies dans les œuvres de l’artiste constituait une contrefaçon. Partant, l’artiste a été condamné à la réparation du préjudice subi par le photographe, évalué par la cour d’appel à la somme de 50.000 euros.
Position de la Cour de cassation. L’arrêt du 15 mai 2015 n’a pas trouvé grâce devant la Cour de cassation, qui l’a censuré au visa de l’article 10 de la CEDH.
En effet, pour la Cour de cassation, si la cour d’appel a jugé que droits de l’artiste sur des œuvres arguées de contrefaçon ne sauraient, faute d’intérêt supérieur, l’emporter sur le droit d’auteur du photographe, il lui incombait par ailleurs d’expliquer, de façon concrète, « en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence [à savoir, le droit d’auteur du photographe et la liberté d’expression de l’artiste] commandait la condamnation qu’elle a prononcée. »
Appréciation concrète. L’importance du présent arrêt de la Cour de cassation réside en ce qu’il a exigé des juges du fond, à la différence de sa jurisprudence précédente (1), une appréciation concrète des faits de l’espèce en vue de déterminer si une condamnation en contrefaçon porterait atteinte à la liberté d’expression.
Cette exigence revêt une importance particulière dans un cas comme le présent où :
- les actes reprochés au défendeur ne sont pas protégés par les exceptions légales, telles que la parodie et la courte citation, prévues en matière de droit d’auteur ;
- le défendeur prétend qu’une condamnation pour contrefaçon porterait atteinte à sa liberté d’expression car son discours a nécessité la reprise d’une œuvre protégée par le droit d’auteur.
Alignement avec la jurisprudence européenne. Le présent arrêt intervient à la suite d’une récente décision en matière de contrefaçon de la Cour européenne des droits de l’homme, dans une affaire concernant la France (2).
A l’occasion de cette décision, la Cour a confirmé qu’une condamnation en matière de contrefaçon constituait une restriction de la liberté d’expression. Partant, la condamnation doit se conformer aux exigences de l’article 10 de la CEDH, à savoir qu’elle doit être prévue par la loi, nécessaire dans une société démocratique, et proportionnée au but légitime recherché par le biais de la condamnation.
Le présent arrêt aligne par ailleurs la jurisprudence française sur des solutions similaires adoptées par d’autre pays européens, tels que l’Angleterre (3), l’Allemagne (4) et les Pays-Bas (5). En effet, la jurisprudence de ces pays considère que, dans des cas exceptionnels, une condamnation en contrefaçon doit être exclue, et ce non en raison d’une exception au droit d’auteur prévue par le législateur, mais compte tenu de l’atteinte disproportionnée à la liberté d’expression que représenterait une telle condamnation.
Divergence avec la jurisprudence américaine. A la différence des solutions retenues par les juridictions européennes, la Cour suprême des Etats-Unis considère que la liberté d’expression garantie par le premier amendement de la Constitution est suffisamment protégée par les exceptions légales prévues par le droit d’auteur, de sorte qu’en l’état du droit positif, il n’y a pas lieu à contrôler la conformité d’une condamnation pour contrefaçon avec la liberté d’expression garantie par la Constitution (6).
Cette jurisprudence pourrait s’expliquer par la différence principale entre les régimes des exceptions prévus par les droits d’auteur américains et européens. A la différence du régime d’exceptions « fermé » du droit européen, tel qu’issu de la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001, l’exception de « fair use » prévue par le droit américain est non limitative, de sorte que son application est susceptible d’être étendue par la jurisprudence pour protéger l’exercice de la liberté d’expression.
Les nouvelles problématiques du droit d’auteur. Le présent arrêt de la Cour de cassation nécessitera une réponse juridique à des nouvelles problématiques en droit d’auteur, tâche qui incombera dans un premier temps à la Cour d’appel de Versailles, juridiction à laquelle l’affaire a été renvoyée.
En premier lieu, la Directive 2001/29/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 sur l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information prévoit une liste limitative d’exceptions au droit d’auteur.
Aussi, dans un cas comme le présent, dans lequel les actes reprochés au défendeur ne sont pas protégés par l’une de ces exceptions, la Cour sera amenée à résoudre un apparent conflit de normes consistant, d’une part, des termes de cette directive et, d’autre part, des termes de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme.
En second lieu, si la Cour considérait que l’exception soulevée par l’artiste, fondée sur la liberté d’expression, devait être accueillie, il serait nécessaire d’expliquer en quoi l’exercice par l’artiste de de sa liberté d’expression lui permettrait de faire échec au droit d’auteur du photographe.
A cette fin, la Cour pourrait mettre en œuvre le test dit « des trois étapes » prévu par l’ensemble des textes internationaux régissant les exceptions au droit d’auteur :
- l’exception au droit d’auteur ne doit être applicable que dans certains cas spéciaux ;
- l’application de l’exception ne doit pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ;
- l’application de l’exception ne doit pas causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur.
Il convient de relever par ailleurs que la jurisprudence française a d’ores et déjà eu l’occasion de préciser qu’une défense en matière de propriété intellectuelle, fondée sur un prétendu usage de la liberté d’expression, suppose de « ne mettre en œuvre que les moyens strictement nécessaires à la satisfaction des buts légitimes poursuivis [par le prétendu usage de la liberté d’expression], sauf à faire dégénérer cet usage en abus » (7).
Marie Soulez
Viraj Bhide
Lexing Contentieux Propriété intellectuelle
(1) Dont notamment Cass. civ. 1, 13-11-2003, n°01-14.382, Utrillo.
(2) Cour européenne des droits de l’Homme, 10-1-2013, n°36769/08, Ashby c. France.
(3) Ashdown v. Telegraph Group [2001] EWCA Civ 1142.
(4) BVerfG, 29-06-2000 – 1 BvR 825/98, Germania.
(5) Cour d’appel de la Haye, 9-6-1999, n°96/1048, Church of Scientology v. Dataweb.
(6) Cour suprême des Etats-Unis, 15-1-2003, 537 U.S. 186 Eldred v. Ashcroft, 18-1-2012, 565 U.S.(2012), Golan v. Holder.
(7) TGI Paris, 14-5-2001, Société Compagnie Gervais Danone / Société Le Réseau Voltaire, Société Gandi, Valentin L.