L’indemnisation par les juridictions des coûts fixes de personnel interne à titre de préjudice pose des difficultés.
Problématique de l’indemnisation des coûts fixes de personnel interne
La mise en œuvre d’un projet dans le domaine des nouvelles technologies nécessite la mobilisation des ressources humaines de l’entreprise : membres de la DSI, futurs utilisateurs et Direction, pour la gestion du projet, la définition des besoins, les recettes ou la conduite du changement.
Si un tel projet vient à échouer en raison des manquements d’un cocontractant, l’entreprise qui a porté le projet estimera que le coût des ressources mobilisées sur le projet a été supporté inutilement.
De même, le coût correspondant aux ressources internes mobilisées pour gérer cet échec et en limiter les conséquences (techniciens chargés de trouver des solutions de remplacement, juristes, utilisateurs chargés de reprendre des travaux) peut être considéré comme une dépense consécutive à l’échec du projet qui doit être indemnisée par le cocontractant responsable.
Or, l’indemnisation, à titre de préjudice, des coûts fixes de personnel interne pose une difficulté de principe, lorsque ces coûts constituent des charges fixes pour l’entreprise, c’est-à-dire pour les coûts de rémunération des salariés permanents de l’entreprise.
En effet, selon les principes de la responsabilité civile et notamment le principe de la réparation intégrale, l’indemnisation des préjudices vise à replacer la victime dans la situation qu’elle aurait connue en l’absence de dommage, sans qu’il en résulte pour elle ni perte ni profit (1). Or, les coûts de rémunération des salariés permanents (salariés en CDI, hors heures supplémentaires ou prime exceptionnelle) auraient été supportés même en l’absence de dommage, c’est-à-dire si le projet avait été mené à terme avec succès, puisque les salariés permanents auraient été rémunérés de la même façon.
Cependant, en l’absence de dommage, les travaux réalisés par les salariés rémunérés auraient, en principe, apporté une contrepartie bénéfique à l’entreprise : une production supplémentaire pour les salariés impliqués dans la production, des ventes supplémentaires pour les commerciaux, des tâches administratives réalisées pour le personnel administratif. A cause du dommage, certaines activités n’ont pas été réalisées, et l’entreprise n’a pas perçu la contrepartie attendue de la rémunération versée aux salariés mobilisés.
Deux réponses données par la Cour de cassation en 2016
La Cour de cassation a récemment pris une position ferme en faveur de l’indemnisation des coûts fixes de personnel interne, dans deux décisions de 2016, dont une publiée au Bulletin.
Dans une première décision, la Cour a considéré « que la mobilisation de salariés pour la réparation de dommages causés à l’entreprise par un tiers constitue un préjudice indemnisable », alors que l’entreprise ne démontrait aucun coût supplémentaire de personnel par rapport à la situation sans sinistre. Elle a considéré que l’arrêt, qui rejetait la demande d’indemnisation des coûts de personnels correspondants à cette mobilisation, violait l’article 1382 du Code civil (devenu l’article 1240 du Code civil depuis le 1er octobre 2016) et le principe de la réparation intégrale (2).
Dans une seconde décision, alors que la cour d’appel avait rejeté la demande de réparation du préjudice lié à l’implication du gérant d’une société dans le traitement d’un contentieux, la Cour de cassation a jugé « que l’obligation pour le dirigeant de consacrer du temps et de l’énergie au traitement de procédures contentieuses au détriment de ses autres tâches de gestion et de développement de l’activité de la société cause un préjudice à cette dernière » (3).
Ces deux décisions admettent donc le caractère réparable des coûts fixes de personnel interne, qui auraient été supportés en l’absence de dommage. Cependant, elles concernent la mobilisation du personnel interne après la survenance d’un dommage, pour réparer ses conséquences ou pour obtenir sa réparation et pas forcément la mobilisation du personnel devenue inutile à cause du dommage (échec d’un projet causé par un tiers).
Mais la solution pourrait être étendue à la mobilisation du personnel interne dans toutes les situations dommageables, dans la mesure où le demandeur pourrait prouver qu’en l’absence de dommage, la mobilisation du personnel aurait bien été réalisée en faveur des « autres tâches de gestion et de développement de l’activité de la société ».
Les juridictions du fond auront alors une autre question à traiter, celle de la détermination du montant du préjudice. Le chiffrage de la perte causée par la mobilisation du personnel pose en effet d’autres difficultés pratiques : approche par les coûts (rémunération + charges) ou par les gains non réalisés, justification du temps de mobilisation, prise en compte des coûts directs ou des coûts environnés, etc.
Bertrand Thoré
Lexing Economie juridique
- Cass. 3ème civ. 12-1-2010, n°08-19224.
- Cass. 3ème civ. 10-3-2016, n° 15-10897 et 15-16679, publiée.
- Cass. com. 12-4-2016, n° 14-29483.