Pour la première fois, la Haute juridiction a sanctionné un manquement grave d’une EIRL par la réunion des patrimoines.
Pendant très longtemps, il était enseigné dans les universités de droit la sacro-sainte théorie de l’unicité du patrimoine des défunts auteurs Aubry et Rau selon laquelle une personne ne pouvait disposer que d’un unique patrimoine.
Cette époque est révolue depuis l’entrée en vigueur de la loi n°2010-658 du 15 juin 2010 qui a fait voler en éclat cette théorie classique.
EIRL : l’institution d’une technique de gestion du patrimoine originale
Instituée par la loi du 15 juin 2010, l’entreprise individuelle à responsabilité limitée (EIRL) est un statut permettant, depuis le 1er janvier 2011, à une personne physique exerçant une activité économique, d’affecter, sur simple déclaration, un patrimoine à son activité professionnelle. Par la création de ce patrimoine dit d’affectation, comprenant l’ensemble des éléments matériels et/ou immatériels nécessaires à l’exercice de son activité professionnelle dont l’entrepreneur individuel est titulaire, la personne physique peut ainsi séparer son patrimoine professionnel de son patrimoine personnel et disposer, en conséquence, de deux patrimoines distincts.
L’objectif de ce dispositif original est de faire bénéficier le chef d’entreprise d’une limitation de sa responsabilité sur une simple déclaration d’affectation sans qu’il soit obligé de créer une personne morale pourvue d’un patrimoine social faisant écran avec son propre patrimoine.
Par ce mécanisme, le chef d’entreprise exerce son activité en son nom propre et met ses biens personnels (au premier rang desquels figure son domicile principal) à l’abri des garanties et sûretés de ses créanciers professionnels.
A ce titre, il est parfaitement possible pour un entrepreneur individuel bénéficiant du statut de l’EIRL de constituer autant de patrimoines professionnels qu’il exerce d’activités indépendantes.
L’accès à ce statut singulier se formalise par une déclaration devant contenir les mentions énoncées par l’article L.526-8 du Code de commerce, à savoir :
- l’état descriptif des éléments affectés au patrimoine professionnel ;
- l’objet de l’activité professionnelle à laquelle le patrimoine est affecté ;
- le cas échéant, les justificatifs attestant de l’accomplissement de certaines formalités (relatives à des biens immobiliers, des biens communs ou indivis, etc.).
Une fois la déclaration déposée au greffe du tribunal de commerce ou au registre des métiers, l’existence des deux patrimoines distincts sera opposable de plein droit aux seuls créanciers dont les droits sont nés après son dépôt et dont le gage, pour les créanciers professionnels, sera limité aux biens affectés dans le patrimoine professionnel ou, pour les créanciers personnels, aux biens non-listés dans ce patrimoine d’affectation.
EIRL : une technique de gestion moyennement efficace
Comme indiqué ci-dessus, le principal intérêt pour l’entrepreneur est de bénéficier d’une responsabilité limitée.
L’objectif du statut d’EIRL est notamment de mieux protéger l’entrepreneur individuel en cas de faillite. En effet, l’EIRL permet de ne pas exposer le patrimoine personnel de l’entrepreneur individuel aux risques générés par l’exercice de son activité professionnelle qui n’engagera que les biens affectés dans son patrimoine professionnel.
A cet égard, l’ordonnance n°2010-1512 du 9 décembre 2010 portant adaptation du droit des entreprises en difficulté et des procédures de traitement des situations de surendettement à l’EIRL prévoit ainsi qu’en cas de difficultés, la procédure qui vise un patrimoine affecté à une activité professionnelle n’atteint que ce seul patrimoine.
Toutefois, en certaines hypothèses, le Code de commerce remet en cause cette autonomie patrimoniale en permettant la confusion des patrimoines personnel et professionnel en cas de fraude, d’un manquement grave aux règles d’affectation ou encore d’un manquement aux obligations spécifiques de l’EIRL telles que par exemple l’omission de la tenue d’une comptabilité.
Si l’une de ces trois hypothèses est caractérisée par le juge, les patrimoines personnel et professionnels seront réunis en une masse unique et les créanciers, qu’ils soient professionnels ou personnels, pourront saisir indistinctement les biens affectés ou non.
C’est précisément sur ce point qu’intervient l’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 7 février 2018 qui, pour la première fois, sanctionne un manquement grave d’un entrepreneur individuel à responsabilité limitée en liquidation judiciaire par la réunion des patrimoines (1).
En l’espèce une personne physique désireuse de bénéficier du statut d’EIRL avait déposé une déclaration d’affectation de patrimoine afin d’exercer à titre individuel une activité de vente ambulante de boissons.
Cette déclaration ne comportait aucune précision relative aux biens affectés mais n’en avait pas moins été acceptée par le greffe.
Ultérieurement mis en liquidation judiciaire, le liquidateur demanda la réunion des patrimoines de l’EIRL dans la mesure où la déclaration de l’entrepreneur ne faisait pas mention des éléments affectés au patrimoine professionnel.
En opposition avec la Cour d’appel, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé qu’il résultait de la combinaison des articles L. 526-6, L. 526-7, L. 526-8, L. 526-12 et L. 621-2, al. 3 du Code de commerce qu’une EIRL devait affecter à son activité professionnelle un patrimoine séparé de son patrimoine personnel et que la constitution du patrimoine affecté résultait du dépôt d’une déclaration devant comporter un état descriptif des biens, droits, obligations ou sûretés affectés à l’activité professionnelle, en nature, qualité, quantité et valeur.
De ce constat, la Haute juridiction en a déduit que le dépôt d’une déclaration d’affectation ne mentionnant aucun de ces éléments constituait un manquement grave, de nature à justifier la réunion des patrimoines.
Cette décision illustre bien la porosité existant entre les patrimoines personnel et professionnel de l’EIRL et témoigne de la fragilité du mécanisme expliquant en grande partie la désaffection des chefs d’entreprise pour cette institution.
Pierre Yves Fagot
Maxime Guinot
Lexing Droit de l’entreprise
(1) Cass. com., 7-2-2018, n°16-24.481.