Dans une décision du 9 octobre 2014, le Tribunal de grande instance de Paris a procédé à une intéressante évaluation de préjudices, fondée sur le montant des bénéfices du contrefacteur.
Il s’agissait d’une affaire relative à la diffusion sans autorisation, sur internet, des programmes de télévision des chaînes publiques.
La société Playmedia propose depuis 2009, sur le site internet « playtv.fr » un service gratuit de diffusion de différents programmes de télévision. Elle tire ses ressources de la diffusion de publicités sur le site.
Dès 2009, la société Playmedia a engagé des discussions avec France Télévisions (France 2, France 3, France 5 et France Ô pour obtenir l’autorisation de diffuser ses programmes. Cette autorisation lui a été refusée mais la société Playmedia a néanmoins commencé en 2010 à diffuser sans autorisation les services édités par France Télévisions.
A partir de 2012, à la suite de la création, par France Télévisions, de plusieurs services de consultation de ses programmes sur internet, les parties ont chacune engagé une procédure judiciaire à l’encontre de l’autre et la société Playmedia a saisi le CSA de ce différend.
Dans une décision du 23 juillet 2013 (1), le CSA a demandé à la société Playmedia de cesser la reprise des services édités par France Télévisions avant la fin de l’année 2013 et, dans le même délai, d’assurer la mise en conformité de ses activités.
La société Playmedia a modifié ses conditions de diffusion et proposé à France Télévisions de signer une convention sur la diffusion de ses programmes dans ces nouvelles conditions, mais toujours gratuitement. La procédure devant le TGI a été clôturée pendant ces négociations.
La société Playmedia demande au TGI de condamner France Télévisions à lui verser une somme de 75.000 € à titre de dommages et intérêts pour avoir refusé de lui accorder l’autorisation de diffuser ses programmes.
A titre reconventionnel, France Télévisions demande de constater la contrefaçon de ses droits voisins d’entreprise de communication audiovisuelle, la contrefaçon de ses droits d’auteur sur certaines œuvres audiovisuelles, la contrefaçon de ses droits voisins de producteur de vidéogrammes sur ces programmes et la contrefaçon de ses marques. Elle demande une somme de 1.639.549 € à titre de dommages et intérêts sur les trois premiers fondements et une somme de 50.000 € pour la contrefaçon de ses marques.
Se fondant sur la décision du CSA, sur les dispositions de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication (2) et sur les dispositions du Code de la propriété intellectuelle, le Tribunal considère que la diffusion des programmes sans l’autorisation de France Télévisions constitue un acte de contrefaçon de ses droits voisins d’entreprise de communication audiovisuelle, de ses droits d’auteur sur certaines œuvres et de ses droits voisins de producteur de vidéogrammes. La contrefaçon des marques de France Télévision par leur reproduction par la société Playmedia est également retenue.
Pour évaluer le préjudice subi par France Télévisions en raison de la contrefaçon de ses droits d’auteur et droits voisins, la décision se fonde sur les dispositions du premier alinéa de l’article L331-1-3 du Code de la propriété intellectuelle, dans sa rédaction en vigueur entre le 30 octobre 2007 et le 12mars 2014 (3), période des faits :
« Pour fixer les dommages et intérêts, la juridiction prend en considération les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices du contrefacteur et le préjudice moral causé au titulaire de ces droits du fait de l’atteinte. »
Pour évaluer son préjudice, la société France Télévisions a considéré le chiffre d’affaires total de la société Playmedia de 2010 à 2012 et évalué celui du premier semestre de 2013 (Playmedia a interrompu la diffusion après la décision du CSA de juillet 2013), non communiqué par la société Playmedia, à la moitié de celui de 2012, soit un total de 2.258.066 € (137.273 € + 698.793 € + 948.000 € + 474.000 €).
La société Playmedia ayant déclaré que l’audience des chaînes de France Télévision représentait 75% de l’audience totale de ses services, France Télévision a chiffré son préjudice à 1.693.549 euros (2.258.066 x 75%).
La décision relève que ce montant correspond au chiffre d’affaires de la société Playmedia et qu’il excède donc les bénéfices réalisés par le contrefacteur, qui doivent être pris en considération selon l’article L331-1-3. Constatant que la société Playmedia n’a produit aucun document relatif à son taux de marge et que les frais fixes de celle-ci « sont réduits au maximum », la décision, rappelant que la société Playmedia n’a versé aucun droit aux sociétés de gestion collective, retient un préjudice d’un montant de un million d’euros.
Cette évaluation de préjudices se fonde donc uniquement sur une estimation des bénéfices du contrefacteur. Elle est par ailleurs relativement approximative, puisque la marge qu’aurait réalisée la société Playmedia sur le chiffre d’affaires correspondant à la diffusion des programmes de France Télévision est chiffrée à exactement un million d’euros, soit un taux de marge de 59,05%, estimé sans justification.
La décision relève par ailleurs que France Télévisions ne produisait aucun élément sur le montant des licences consenties aux sociétés de téléphonie mobile ou aux fournisseurs d’accès à internet pour la diffusion de ses programmes, ce qui aurait pu permettre d’évaluer son manque à gagner..
Or, l’article L331-1-3, premier alinéa, du Code de la propriété intellectuelle prévoit de prendre en considération, pour chiffrer le préjudice « les conséquences économiques négatives, dont le manque à gagner, subies par la partie lésée, les bénéfices du contrefacteur et le préjudice moral ». Seul l’un des trois éléments cités par ce texte a été pris en compte.
Pourtant, il semble que l’application de ces dispositions spécifiques à la propriété intellectuelle ne dispense pas le demandeur de justifier de son préjudice, conformément au principe de droit commun de la réparation intégrale des préjudices.
Celui-ci reste en effet applicable en toute matière civile, comme le précisait le rapport de M. Béteille sur le projet de loi de lutte contre la contrefaçon de 2007, en rappelant que « La procédure civile n’a pas pour objet de punir une faute mais de réparer un préjudice » (4). La Cour de cassation veille d’ailleurs toujours au respect de ce principe y compris en matière de contrefaçon (5).
Le préjudice de la victime doit donc être évalué d’abord en considérant les conséquences économiques négatives de la contrefaçon pour la victime, puis les bénéfices du contrefacteur, dans la mesure où ceux-ci permettraient d’évaluer de manière plus précise le manque à gagner de la victime ou de confirmer son montant et enfin son préjudice moral, le cas échéant. La loi de mars 2014 visant à améliorer la lutte contre la contrefaçon a d’ailleurs bien précisé que ces trois éléments devaient être pris en compte « distinctement » (6).
En l’occurrence, si le demandeur ne justifie pas de son préjudice, comme lorsque France Télévisions ne justifie pas du montant des licences consenties aux opérateurs qu’elle a autorisé à diffuser ses programmes, le préjudice ne devrait pas être fixé au montant des bénéfices du contrefacteur, sans chiffrage du manque à gagner ou des autres conséquences négatives subies par la victime.
Les bénéfices du contrefacteur peuvent en effet, s’avérer inférieurs, égaux, ou supérieurs au préjudice de la victime, selon les différences entre les produits ou services, entre les modes de distribution, entre les prix, entre les demandeurs pour les produits ou services : les publicités diffusées sur les chaînes publiques de télévision n’auront pas les mêmes tarifs, la même clientèle, la même audience, que celles diffusées sur un site internet éditée par une société peu connue du public.
Ce n’est qu’en comparant le chiffrage du manque à gagner de la victime, à celui des bénéfices du contrefacteur, que l’on peut apprécier le préjudice réel de la victime. Cela est d’autant plus vrai si les bénéfices du contrefacteur sont évalués sans justification de la marge réalisée sur le chiffre d’affaires contrefaisant, pour obtenir un montant de dommages et intérêts arrondi au million d’euros.
Plusieurs décisions ont déjà, avant celle-ci, chiffrés les dommages et intérêts en se fondant que sur le montant des bénéfices du contrefacteur sans évaluation du manque à gagner de la victime (7).
Cependant, pour mieux respecter le principe de la réparation intégrale des préjudices et les dispositions en vigueur en matière de contrefaçon, la juridiction saisie aurait pu demander à France Télévisions de justifier de son manque à gagner et d’éventuelles autres conséquences économiques négatives (dépenses engagées pour lutter contre cette contrefaçon). Les articles 8, 10, 179 et suivants, 232 et suivants, 249 et suivants, 256 et suivants, 263 et suivants du Code de procédure civile le permettent.
Bertrand Thoré
Lexing Economie juridique
(1) Décision du CSA n°2013-555 du 23-7-2013 relative à un différend opposant les sociétés PlayMédia et France Télévisions
(2) Loi n°86-1067 du 30-9-1986 relative à la liberté de communication
(3) Ces dispositions ont été en vigueur entre la loi n°2007-1544 du 29-10-2007 de lutte contre la contrefaçon (entrée en vigueur le 30-10-2007) et la loi n°2014-315 du 11-3-2014 visant à améliorer la lutte contre la contrefaçon (entrée en vigueur le 13-3-2014).
(4) Sénat, rapport sur le projet de loi de lutte contre la contrefaçon 26-7-2007
(5) Cass civ. 1, 13-11-2014 n°13-20209
(6) Loi n°2014-315 du 11-3-2014 renforçant la lutte contre la contrefaçon (entrée en vigueur le 13-3-2014)
(7) Par exemple, TGI Paris 3e ch. 14-5-2009 n°09/04227 ; TGI Paris, 3e ch. 3-9-2009, Scpp / Jean-Louis et Benoît T, confirmée sur les préjudices par CA Paris Pôle 5 ch. 12, 22-3-2011 ; CA Paris Pôle 5 ch. 2, 31-5-2013 n°11/05862 ; CA Paris Pôle 5 ch. 1, 18-9-2013 n°12-02480.