Interview du mois
Mr Emmanuel Cauvin, Juriste d’entreprise, Essayiste (*), |
Le monde numérique est gouverné par la loi du mouvement et de la copie…
Qu’est-ce qui a déclenché ce besoin de faire un « essai » sur les TIC pour un juriste ?
L’origine de cette réflexion, c’est un sentiment d’échec par rapport à ce qui fait la vie quotidienne d’un juriste dans le domaine des technologies de l’information, à savoir les lois françaises et internationales. Je suis intimement convaincu que l’on fait fausse route depuis le début dans les domaines « régaliens » du droit des TIC, le projet de loi création et internet en est aujourd’hui la preuve flagrante. Mon ouvrage propose des pistes pour refaire de fond en comble le droit des TIC. Ce qui nous manque, c’est un cadre conceptuel pour appréhender correctement le nouveau monde né des technologies. Certes, nous connaissons ces technologies -ou croyons les connaître-, mais nous ne prenons pas suffisamment de distance avec elles. On sait répondre au « comment », (« comment ça marche ») mais la vraie question à se poser c’est « quoi ». Il faut faire abstraction des technologies et s’intéresser à ce qu’il y a derrière, à ce à quoi elles donnent accès, aux conventions fondamentales sur lesquelles tout repose et aux caractéristiques inhérentes de la matière de ce nouveau monde.
Selon vous, les TIC doivent être appréhendées comme un nouveau monde n’ayant rien de virtuel…
Oui, je pense qu’avec le numérique, nous avons créé un nouveau monde, un lieu de vie dans lequel on peut travailler, jouer, discuter. Les écrans que nous avons en face de nous toute la journée, au travail ou à la maison, ne sont plus des outils qui nous accompagnent dans notre vie « terrestre », ce sont des passerelles qui nous permettent d’accéder à un « ailleurs », une nouvelle réalité. On parle beaucoup de convergence, elle est effectivement en train de se réaliser : on converge toujours pour aller quelque part. C’est ce quelque part que j’essaie d’interroger et de comprendre dans mon livre. Les TIC doivent être appréhendées comme un nouveau monde qui s’est créé tout seul. Nous avons dépassé le stade des outils techniques et nous sommes maintenant, plus de 10 heures par jour, pour beaucoup d’entre nous, sur une nouvelle planète. Quand nous sommes devant un écran, notre esprit et nos actions s’inscrivent derrière l’écran. Ils ne s’inscrivent plus dans le monde des objets, sur terre, mais dans un « ailleurs ». C’est un nouveau monde qui est bien réel et qui n’a rien de virtuel. Nous avons en face de nous un monde qui est complètement différent de ce que nous connaissons. Il faut donc inventer de nouvelles équations et se défaire de tous nos préjugés pour arriver à le comprendre et à le maîtriser. Ce nouveau monde est une réalité ; simplement, cette réalité n’apparaît que lorsqu’on la sollicite. Elle intervient sur commande et c’est sur commande que l’on peut s’y transporter. Elle se recréée continuellement, à chaque chargement de traitement de texte ou de site web. Mais même lorsque nous éteignons nos téléphones, nos ordinateurs et nos consoles de jeux, le nouveau monde vibre et continue de tourner, que nous le voulions ou non. Il existe à la fois partout et nulle part. Le virtuel appartient à l’imaginaire, or ce nouveau monde appartient au monde sensible, en l’occurrence la vue et l’ouïe. Ce n’est pas une cogitation, il résulte certes de travaux intellectuels, puisque c’est une création humaine artificielle (et non naturelle), mais pour autant, il existe et doit être appréhendé « au niveau du vécu », comme un nouvel environnement. La deuxième réflexion à mener, c’est d’essayer de dégager des lois « physiques » comparables à ce que nous connaissons sur terre, comme les principes de Newton ou la mécanique des fluides, pour expliquer le fonctionnement de ce nouveau monde, de ce nouveau lieu de vie. On peut ainsi essayer de dégager les caractéristiques « physiques » de la matière numérique et d’en identifier les lois fondamentales, que l’on retrouve quelle que soit la technologie, depuis la TV jusqu’à Second Life.
Quelles seraient les caractéristiques fondamentales ce nouveau monde ?
Dans cette réflexion, j’en ai identifié deux : le « mouvement » et la « copie ». Le mouvement, parce que toute action dans ces nouvelles terres numériques se traduit par une émission. Tout ne vit ou n’existe qu’en se traduisant par une transmission. Depuis une émission de TV jusqu’à un courriel, c’est toujours une émission, c’est-à-dire un champ dont les caractéristiques sont transformées pendant un temps donné. Quand on clique sur un lien ou quand on rentre un texte avec un traitement de texte, c’est une émission qui, dans ce dernier cas, est locale. La seconde loi fondamentale que l’on peut identifier est la « copie ». Tout est copié, répliqué, suivi à la trace. A titre d’exemple, quand on envoi un courrier électronique, il est toujours dans l’ordinateur de l’expéditeur, contrairement à l’envoi d’une lettre papier qui se transmet dans les airs. La matière est visqueuse.
Sur le plan juridique, quelles peuvent être les incidences de ces caractéristiques ?
Sur le plan juridique, il faut partir du constat que le droit des technologies de l’information est en situation d’échec général, pour toute la partie « régalienne », à savoir le droit de la preuve, droit d’auteur, droit des données personnelles. Près de 10 ans après l’adoption de la loi du 13 mars 2000 sur l’adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information, nous en sommes encore à multiplier les groupes de réflexion pour essayer de déterminer comment elle doit s’appliquer. On ne s’est pas basé sur une vraie réflexion sur ce sur quoi elle portait, à savoir comment se passer du papier et se reposer entièrement sur des processus électroniques. La plupart du temps, on recourt à des normes techniques pour résoudre les problèmes fondamentaux de cette loi inapplicable, en particulier du fait qu’elle est fondée sur la notion d’« écrit électronique » et non sur celle de « transmission ». Un écrit électronique est électronique avant d’être un écrit. Le document n’est qu’un accessoire de la transmission. Je propose dans mon livre une nouvelle rédaction des articles 1316-1 et suivants du Code civil, qui tient compte des lois physiques du milieu, à savoir le mouvement, la transmission, et la duplication. L’erreur a été de transposer un raisonnement à base de « document », alors que ce n’est pas un document qui transite derrière un écran, c’est une émission qui passe entre un émetteur et un ou plusieurs récepteur(s), à un moment donné pendant un laps de temps donné. C’est la genèse de l’élément qu’il faut aller chercher pour refonder le droit de la preuve. Les lois sur la protection des données personnelles montrent aussi leurs limites. Il est évident, aujourd’hui, que l’antinomie entre « responsable de traitement » et « personnes concernées », sur laquelle elles reposent doit être revue et corrigée. En réalité, dans ce nouveau monde, on existe qu’en se montrant. On n’ « a » pas d’image (au sens de corps), on « est » une image. Il ne faut donc plus parler de liberté d’expression, mais d’obligation d’expression. Tout seul devant son écran, l’individu n’est rien, il a besoin de se refléter et de se dupliquer sans arrêt. C‘est donc l’individu lui-même qui va être responsable de ses propres données. On voit bien aussi que la séparation entre droit à l’image et droit des données personnelles n’a plus aucun sens. Une refonte est donc également nécessaire.
Comment refonder le droit des technologies de l’information ?
Il faut refaire notre droit des technologies de l’information par rapport à une analyse, non pas technologique (on sait ce qu’est un logiciel, un programme source), mais par rapport à une analyse « physique » en adoptant une démarche équivalente à celle adoptée par nos ancêtres, depuis la préhistoire, jusqu’à Newton et Einstein en passant par Galilée, pour aboutir à une vraie compréhension de ce nouveau monde. Quand nous sommes derrière notre ordinateur, nous sommes téléchargés, nous adhérons totalement à cette seconde nature et donc à ses principes de fonctionnement. Dans mon livre, je décris des exemples de cette manière d’être électronique. Le vrai téléchargement, c’est celui de l’utilisateur qui, par son esprit, va s’insérer dans la matière numérique, c’est-à-dire dans le fonctionnement des logiciels. Or, il y a un risque, celui de l’absence de distance, avec la conséquence que les lois physiques deviennent des lois de comportement. On suit la matière et on obéit aux lois physiques au lieu d’être maître de cette nouvelle réalité. C’est d’une certaine façon elle qui nous guide. Et pour mettre un terme à cette subordination, il faut bien sûr analyser la matière première numérique et le nouveau monde qui s’est développé de facto à partir des grandes découvertes électroniques.
(*) Auteur de « Ils regardent le gouffre », 3ème édition 2009, 341 pages, disponible sur : http://www.thebookedition.com/ (service d’impression à la demande)
Interview réalisée par Isabelle Pottier, avocat.
Parue dans la JTIT n°87/2009