La requête formée par les fondateurs de Tezos et relative à l’application du « Securities Exchange Act », a été rejetée.
L’action de groupe en vue d’obtenir la restitution des fonds levés
En 2014, Arthur Breitman conçoit une nouvelle blockchain, Tezos, basée non pas sur le « proof of work » [preuve de travail] mais sur le « proof of stake » [preuve de l’enjeu].
Pour simplifier, la différence est la suivante :
- dans le mécanisme de proof of work, c’est le mineur qui dispose de la plus forte puissance de calcul informatique qui a le plus de chance de trouver le nonce permettant de valider le hachage du block, lui permettant de l’ajouter à la blockchain et donc de toucher la récompense associée ;
- dans le cadre de la proof of stake, c’est le forgeur qui détient la plus grande participation dans le réseau qui a le plus de chance de valider le nouveau block. L’idée sous-jacente étant que celui qui a le plus de participation dans une blockchain est en principe celui qui a le plus intérêt à la préserver.
En 2017, une Initial Coin Offering (c’est-à-dire : une levée de fonds en cryptomonnaies) est lancée afin de financer le projet Tezos, ce qui permet, durant le mois de juillet, de récolter un montant record (à l’époque) de 232 millions d’euros.
Malgré le succès de cette levée de fonds, des problèmes de gouvernance bloquent l’avancement du projet. En effet, le projet est divisé entre :
- d’un côté, le couple Breitman, fondateur du projet et détenteur des droits de propriété intellectuelle sur la technologie Tezos ;
- d’un autre côté, la « fondation Tezos », basée en Suisse, qui détient l’intégralité des fonds collectés.
En raison de ce différend, les jetons ne sont pas transférés aux participants et ne sont pas rendus « tradables » sur les plateformes classiques d’échange de cryptomonnaies.
Le projet se retrouve donc bloqué.
C’est dans ce contexte que plusieurs investisseurs ont pris l’initiative de se réunir pour intenter, par le biais de deux cabinets d’avocats américains, une action de groupe en vue d’obtenir la restitution des fonds levés.
L’argument avancé par cette action de groupe est le suivant : les « Tezzies », nom donné aux tokens émis lors de l’Initial Coin Offering, sont des titres financiers et leur émission aurait donc dû être soumise à un enregistrement auprès de la « Securities and Exchange Commission » (SEC), dès lors que des investisseurs américains ont participé à ce projet.
Au mois de juillet 2018, les jetons ont finalement été émis et les tokens Tezzies sont désormais tradables. Cependant, malgré cette annonce encourageante, le cours de cette cryptomonnaie a largement chuté puisque la plupart des investisseurs ont profité de cette fenêtre de tir pour revendre leurs jetons.
Et en l’absence d’une explosion du cours des Tezzies, les investisseurs mécontents maintiennent pour l’instant leur réclamation en justice (bien que le token acheté 0.47$ lors de l’Initial Coin Offering s’échange aujourd’hui à 1.29$).
Les Tezzies sont-ils des titres financiers soumis au «Securities Exchange Act» ?
En ce qui concerne le fond de l’affaire, les questions sont les suivantes :
- les Tezzies sont-ils des titres financiers, soumis aux dispositions du « Securities Act » de 1933 et du « Securities Exchange Act » de 1934, et devant donc être enregistrés auprès de la SEC ?
- y a-t-il eu une forme de publicité trompeuse et déloyale lors de la vente de ces tokens, répréhensible aux termes du Securities Exchange Act ?
Pour des développements sur ces deux points, il sera renvoyé à notre précédent article sur la question, celle-ci n’a, pour l’instant, pas été tranchée par le juge américain, l’instance étant toujours en cours.
Courant 2018, les défendeurs ont formulé une requête afin d’invoquer :
- l’incompétence du juge américain au regard des principes de droit international ;
- l’inapplicabilité du « Securities Exchanges Act » au regard du fait que les Tezzies, s’ils devaient être considérés comme des titres financiers, ont été émis par une société suisse alors que la loi précitée régit uniquement les transactions « domestiques ».
Le principe de cette requête est de soulever un point de droit spécifique, indépendant du fond de l’affaire, afin de remettre en cause les bases sur lesquels le procès doit se dérouler.
C’est donc sur ces questions que s’est prononcée la Cour supérieure du district de Californie le 7 août 2018 [1].
Quelle a été l’implication des acteurs dans la vente des jetons ?
L’argumentation des défendeurs était articulée autour de trois axes principaux :
L’absence de « Personnal Jurisdiction »
Ce concept de droit international implique qu’un tribunal ne peut être compétent pour juger un défendeur qui n’est pas établi sur le ressort de ce tribunal, que si ce défendeur a minimum de liens avec le « for » du siège du tribunal.
Concernant cette exception, le juge américain a considéré que le fait que le site de la fondation Tezos soit hébergé dans l’Arizona, accessible aux citoyens américains et hautement interactif n’était pas suffisant, en soi, pour lui attribuer compétence.
En revanche, il a été considéré que ces éléments, associés au fait que
- la langue utilisée lors de la levée de fond était l’anglais,
- le site paraissait destiné aux utilisateurs américains et que
- la résultante de tout cela était que la majorité des investisseurs de cette Initial Coin Offering étaient américains,
permettait d’en déduire qu’il y’avait bien un contact étroit avec le « for » américain, rendant les juridictions américaines compétentes pour connaître de cette affaire.
Le principe de « forum non conveniens »
Cette exception d’incompétence consiste à expliquer qu’au regard d’un faisceaux d’indices (comme par exemple : le fait que les preuves ou les témoins sont situés dans un autre pays, l’encombrement des juridictions, la rapidité du procès s’il se tenait devant une autre juridiction…), il serait plus rationnel que le litige soit traité par la juridiction d’un autre pays.
Les défendeurs se fondaient principalement sur le fait que cette rationalité des tribunaux suisses avait été contractualisée (les conditions générales de l’Initial Coin Offering désignant les juridictions suisses).
Cet argument n’a pas été suivi par le juge américain qui a considéré que les personnes investissant dans une Initial Coin Offering ne prenaient généralement pas la peine de lire les conditions générales.
Au-delà de cette clause attributive de compétence, la Cour a considéré qu’il serait plus pratique et plus rapide de traiter cette affaire aux Etats-Unis, au regard du fait que la majorité des demandeurs y résidaient.
L’absence d’extra-territorialité du « Securities Exchange Act » de 1934 et le fait que cette loi ne serait applicable qu’aux transactions « domestiques »
Sur ce point, la Cour a suivi l’argumentation du demandeur, consistant à indiquer qu’en matière d’échanges de titre financiers vendus sur internet par le biais d’une blockchain, il n’était pas établi que cette vente ait eu lieu en dehors du territoire américain, notamment au regard du fait que le serveur du site du vendeur était en Arizona et que les acquéreurs étaient américains.
Un certain Monsieur D. ainsi que les sociétés Bitcoin suisse et DLS, également défendeurs dans la présente affaire aux côtés de Tezos Foundation faisaient également valoir une série d’arguments liés au fait que :
- ils n’avaient pas participé au processus de vente de ces titres financiers et qu’ils n’avaient pas eu de pouvoir de décision ou de contrôle sur ces ventes ;
- de cette manière, ils ne pouvaient pas être considérés comme des « intermédiaires » dans le processus de vente et leur responsabilité ne pouvait donc pas être engagée sur le fondement du « Securities Exchange Act ».
Le juge américain a, au cas par cas, fait droit ou non à ces revendications, au regard d’une analyse concrète de l’implication de ces acteurs dans la vente des jetons.
Dans quels cas le «Securities Exchange Act» s’applique aux ventes transfrontières de tokens ?
En synthèse, voici ce qu’il faut retenir de cette décision :
- un juge américain s’estimera compétent s’il considère, au regard d’un faisceaux d’indices, que des titres financiers non autorisés sont destinés à des investisseurs américains ;
- peu importe que les conditions générales d’une Initial Coin Offering (white papper ou autre document pouvant avoir une valeur contractuelle) attribuent compétence à telle ou telle juridiction, s’il apparait que cette information était difficilement accessible pour les investisseurs ;
- Le « Securities Exchange Act », pourra parfaitement s’appliquer à des cas de ventes transfrontières de tokens s’il est possible d’établir qu’une partie des éléments de cette vente ont eu lieu sur le sol américain.
Cette décision constitue une pure décision d’espèce et il n’est donc pas possible de considérer que, dans un cas de figure différent, avec notamment plus d’éléments induisant la désignation d’une juridiction et/ou d’une loi étrangère, un juge américain s’estimerait à nouveau compétent et appliquerait la loi américaine.
Quel avenir pour Tezos ?
Dans la mesure où cette requête, relative à la compétence du juge américain et a l’applicabilité de la loi américaine a été rejetée, le procès reprend son cours et il sera donc statué prochainement sur les problématiques de fond évoquées précédemment.
En parallèle de ce procès, Tezos a, en juin 2018, recouru au service de la société PWC afin de faire réaliser :
- un audit de ses comptes ;
- une procedure de KYC/AML (« Know your Customer / Anti Money Laundering ») [2].
Ainsi, malgré les difficultés judiciaires qu’elle rencontre, il s’agit là d’une nouvelle positive qui pourrait être de nature à rassurer les investisseurs.
Quel avenir pour les investisseurs ?
D’un point de vue pragmatique, et pas seulement juridique, les investisseurs pourraient renoncer à leur action si celle-ci leur permettait de récupérer seulement leur investissement initial.
En effet, même s’il n’est cependant pas possible d’anticiper la règle de calcul ou l’indice qui serait utilisé par le juge s’il faisait droit aux demandes des demandeurs, ces restitutions correspondraient en principe à la valeur initiale de l’investissement (par ex : 1000 Tezzies au prix de 0.47$ = 470$).
Dans la présente affaire, il serait surprenant que le juge décide de faire droit aux demandes de remboursement des investisseurs tout en leur restituant une somme supérieure à celle qu’ils ont véritablement investie.
Or, si le cours du token évoluait de manière positive (mettons 5$ fin 2018), les investisseurs n’auraient plus réellement intérêt à récupérer ces 470$ puisque leur investissement vaudrait désormais 5.000$.
Marie-Adélaïde de Montlivault-Jacquot
Pierre Guynot de Boismenu
Lexing Département Contentieux Informatique
[1] US North California District Court 7 Aug. 2018, Case 3:17-cv-06779-RS Doc. 148.
[2] Press Release: Tezos Foundation names PwC Switzerland as independent external auditor, 23 July 2018.