Pour la première fois, la Haute juridiction rend une motivation enrichie pour une rupture des relations commerciales.
Par un arrêt destiné à une large publication, la chambre commerciale de la Cour de cassation s’est prononcée le 20 septembre 2017 sur la question de la qualification de l’action en réparation de la rupture brutale d’une relation commerciale établie (1).
La rupture des relations commerciales
Le Code de commerce prévoit qu’engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou personne immatriculée au répertoire des métiers, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale (C. com., art. L.442-6, I, 5°).
Ainsi, les partenaires commerciaux doivent respecter une véritable obligation de loyauté dans la rupture des relations commerciales établies entre eux (2).
La rupture brutale d’une relation commerciale établie, consiste, pour un partenaire commercial, de rompre de manière imprévisible, soudaine et économiquement violente une relation d’affaire stable, suivie et ancienne, qui s’inscrit dans la continuité et présente une certaine intensité.
Tout partenaire commercial se doit, dans le respect de la morale des affaires, de notifier un préavis écrit à son cocontractant et respecter un délai devant s’apprécier au regard de la nature, de l’ancienneté de la relation commerciale qui va être rompue mais aussi et surtout au regard des usages du commerce et des accords interprofessionnels.
Dans le cadre d’un conflit transfrontalier impliquant des sociétés commerciales d’états membres de l’Union européenne, les institutions politiques européennes ont établies des règles particulières relatives à la juridiction compétente.
Le règlement européen Bruxelles I bis
Le règlement n° 1215/2012 dit « Bruxelles I bis », adopté le 12 décembre 2012 et applicable depuis le 10 janvier 2015, est venu remplacer le règlement « Bruxelles I » adopté le 22 décembre 2000.
Ce nouveau règlement européen, adopté afin de faciliter et d’accélérer la libre circulation des décisions de justice en matière civile et commerciale au sein de l’Union européenne et de simplifier les règles en matière de compétence judiciaire, a procédé à une refonte du règlement Bruxelles I.
Toutefois, les dispositions relatives à la compétence juridictionnelle en matière contractuelle et délictuelle, au sein de l’Union européenne, évoquées à l’article 5 du règlement Bruxelles I ont été reprises à la lettre par le nouveau règlement en son article 7.
Un litige franco-belge
C’est précisément dans un contexte litigieux entre deux sociétés européennes, l’une française, l’autre belge, que les hauts magistrats ont eu à se prononcer sur la compétence des juridictions françaises à l’aune du règlement européen Bruxelles I bis.
En l’espèce, une société de droit belge, le fournisseur, vendait depuis 2003 du matériel à une société française, le distributeur, en vue de la commercialisation des marchandises en France.
La relation d’affaires s’effectuait sans contrat cadre, ni exclusivité et le fournisseur belge a décidé, en 2010, de mettre un terme à la relation commerciale.
Le distributeur français a donc assigné devant le tribunal de commerce de Paris la société belge en réparation de son préjudice sur le fondement de l’article L.442-6, I, 5, du Code de commerce relatif à la brutale rupture des relations commerciales et soutenait que l’action relevait de la matière délictuelle en raison de l’absence de contrat cadre régissant les rapports entre les parties.
Le fournisseur belge soutenait quant à lui l’incompétence des juridictions françaises au motif que le litige relevait de la matière contractuelle.
La qualification de la rupture des relations commerciales
L’enjeu de la qualification de l’action pour rupture de la relation commerciale établie était donc important puisque le règlement européen, applicable au litige, prévoit des règles de compétence différentes selon la qualification retenue.
L’article 7 du règlement Bruxelles I bis dispose en effet qu’une personne domiciliée sur le territoire d’un État membre peut être attraite dans un autre État membre :
- en matière contractuelle, devant la juridiction du lieu d’exécution de l’obligation qui sert de base à la demande ;
- en matière délictuelle ou quasi délictuelle, devant la juridiction du lieu où le fait dommageable s’est produit ou risque de se produire.
D’appel en pourvoi, l’affaire remonta devant la chambre commerciale de la Cour de cassation.
Alors que le tribunal de commerce s’était déclaré compétent et que la Cour d’appel de Paris avait décliné la compétence des juridictions françaises, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la société française au motif qu’il existait entre les parties une relation contractuelle tacite et que les marchandises étaient livrées en Belgique.
Le lieu de livraison étant, sauf convention contraire, l’obligation qui sert de base à la demande conformément à l’article 7 du règlement Bruxelles I bis, la Cour de cassation invite, par cette décision, donc les parties à se pourvoir devant les juridictions belges.
La décision de la Cour de cassation
Celle-ci est doublement remarquable tant sur la forme que sur le fond.
Sur la forme tout d’abord, la Cour de cassation explicite sa décision en citant une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 14 juillet 2016 (3) et en se retranchant derrière la solution dégagée à cette occasion.
La Cour de cassation explique à cet égard que la CJUE a mis en exergue, à l’occasion de cette décision, plusieurs éléments concordants permettant de discerner l’existence d’une relation contractuelle tacite, notamment :
- l’existence de relations commerciales établies de longue date,
- la bonne foi entre les parties,
- la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur,
- les éventuels accords sur les prix facturés et/ou sur les rabais accordés,
- la correspondance échangée.
Cette pratique judiciaire de la « motivation enrichie » (explications détaillées, citation de décisions antérieures), encore peu développée, concerne à ce jour une soixantaine d’arrêts, souvent de première importance, rendu par la Haute juridiction.
Sur le fond ensuite, la chambre commerciale de la Cour de cassation tranche, conformément à la jurisprudence de la CJUE faisant application du règlement européen, en faveur de la matière contractuelle.
Cette interprétation, en distorsion avec le droit interne, nous permet de rappeler que dans l’hypothèse d’un conflit européen la notion de « matière contractuelle » doit être interprétée de manière autonome en se référant aux systèmes et aux objectifs du règlement, en vue d’assurer l’application uniforme de celui-ci dans tous les Etats contractants.
La qualification que la loi nationale donne au rapport juridique en cause devant la juridiction nationale est indifférente et toute demande qui repose sur un « engagement librement assumé d’une partie envers l’autre » se rattache à la matière contractuelle au sens du droit européen.
Cet arrêt a ainsi le mérite de la clarté sur la question de la compétence européenne.
Pierre-Yves Fagot
Maxime Guinot
Lexing Droit de l’entreprise
(1) Cass. com., 20-9-2017, n° 16-14812.
(2) Cass. com., 12-2-2013, n°12-13819.
(3) CJUE, 14-7-2016, aff. C-196/15 Granolo SpA c. Ambroisi Emmi SA.