Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) ont été déposées contre la loi renseignement.
La loi renseignement (n° 2015-912) promulguée le 24 juillet 2015 (1) a autorisé les services de renseignement à mettre en œuvre des techniques de renseignement sur autorisation du Premier ministre.
Ce ne sont pas moins de sept recours qui ont été déposés devant le Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel contre les décrets d’application de la loi renseignement. Ces sept recours sont toujours pendants.
Les requêtes (2) ont été déposées devant le Conseil d’Etat par La Quadrature du Net(LQDN), la French Data Netwok (FDN) et la Fédération des fournisseurs d’accès à Internet associatifs (FFDN) ainsi que par le Conseil National du Numérique (CNN), Génération Libre (GL), le French American Bar Association et le Conseil des barreaux européens, le Bâtonnier de Paris, le Conseil National des Barreaux et l’Association de la Presse Judiciaire.
Quelle est la situation des recours et les décrets d’application concernés de la loi renseignement ?
Les recours sont dirigés contre :
- le décret du 28 septembre 2015 (3) portant désignation des services spécialisés de renseignement ;
- le décret du 1er octobre 2015 (4) relatif aux contentieux de la mise en œuvre des techniques de renseignement soumises à autorisation et des fichiers intéressant la sûreté de l’Etat ;
- le décret du 11 décembre 2015 (5) relatif à la désignation de services autres que les services spécialisés de renseignent ;
- le décret du 29 janvier 2016 (6) relatif aux techniques de recueil de renseignement.
Ces recours ont pour objectif de :
- démontrer que les décrets d’application de la loi renseignement sont contraires aux libertés et droits fondamentales ;
- soulever une question préjudicielle de constitutionnalité relative à une disposition de la loi renseignement permettant de ne pas encadrer par des procédures de contrôle instituées par les techniques de renseignement empruntant les transmissions de communications par voie hertzienne.
Ces recours sont toujours pendants.
Quelles sont les dispositions du Code de la sécurité intérieure visées par les questions prioritaires de constitutionnalité ?
Des questions prioritaires de constitutionnalités ont également été déposées devant le Conseil d’Etat (7). Ces QPC ont toutes pour objet les dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure (8).
Cet article dans sa rédaction issu de la loi relative au renseignement dispose que « les mesures prises par les pouvoirs publics pour assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne ne sont pas soumises aux dispositions » du livre du Code de la sécurité intérieure.
Quels étaient les arguments de droit soulevés ?
Les recours engagés sont fondés sur la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme.
Les arguments de droit soulevés devant le Conseil d’Etat pour les quatre décrets d’application sont relatifs aux atteintes aux droits et libertés fondamentales, par la mise en œuvre d’un dispositif légal de surveillance qui implique notamment des accès administratifs aux données de connexion.
La méconnaissance du droit au respect de la vie privée et du droit à un recours effectif en raison de l’absence de possibilité effective de contestation des mesures de surveillance est soulevée dans les quatre mémoires complémentaires.
Ainsi que l’atteinte au droit au respect de la vie privée et à un droit au recours effectif garantis par les articles 8 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (9).
En effet, les demandeurs précisent que les quatre décrets contiennent des dispositions qui ne garantissent pas une possibilité effective de contester rétrospectivement les techniques de renseignement mises en œuvre.
Les dispositions en cause issues de la loi relative au renseignement ne prévoient aucun mécanisme destiné à compenser effectivement et suffisamment l’absence de toute notification a posteriori.
Le décret n° 2015-1639 du 11 décembre 2015 soulève également un autre moyen relatif à la méconnaissance de la Constitution par l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure tel qu’issu de la loi relative au renseignement
L’article L. 811-4 de la loi renseignement prévoit que la surveillance des transmissions empruntant la voie hertzienne ne peuvent être utilisées que par les services spécifiquement désignés.
Le décret contesté exclut implicitement mais nécessairement la surveillance des transmissions empruntant la voie hertzienne des mesures susceptibles d’être utilisées par les services ainsi désignés.
Il s’abstient totalement de déterminer les autorités compétentes pour recourir aux dix techniques de surveillance des transmissions empruntant la voie hertzienne.
Les QPC visent à déterminer les conditions d’application de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure. Cet article est la reprise d’un ancien article abrogé en 2012.
« En édictant les dispositions de l’article L811-5 du code de la sécurité intérieure – lesquelles excluent « les mesures prises par les pouvoirs publics pour assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne » de tout encadrement légal –, le législateur a-t-il, d’abord, méconnu sa propre compétence en affectant des droits et libertés que la Constitution garantit, en l’occurrence le droit au respect de la vie privée et le droit au recours effectif, en ce qu’il s’est abstenu, d’une part, de définir dans la loi les conditions de collecte, d’exploitation, de conservation et de destruction des « transmissions empruntant la voie hertzienne » et, d’autre part, de prévoir un quelconque contrôle de ces opérations ; et ensuite porté une atteinte disproportionnée à ces mêmes droits et libertés ? ».
Persistance des dispositions de l’ancien article 20 de la loi de 1991
La loi n°91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par voie des communications électroniques encadrait les activités de surveillance en France.
L’article 20 de cette loi (10) disposait que « les mesures prises par les pouvoirs publics pour assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne ne sont pas soumises aux dispositions » d’encadrement des services de renseignement.
La transmission d’information par voie hertzienne permet une absence de support matériel et la possibilité de transmission à longue portée, elle comprend les communications par la téléphonie mobile sur les réseaux GSM, 3G/4G, par satellite, ainsi que le Wi-Fi, le Bluetooth, une balise GPS, une puce NFC (Near Filed Communcation), une clé 3G/4G, un badge de télépéage.
Ces types de communication n’étaient déjà pas pris en compte dans l’encadrement des services de renseignement issu de la loi de 1991.
Au surplus, l’article 20 de la loi de 1991 a été abrogé par une ordonnance n°2012-351 du 12 mars 2012.
Cependant, l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure (7) reprend in extenso l’article 20 abrogé dans sa rédaction issue de la loi 1991.
Les conséquences de la reprise de cet article 20 de la loi de 1991 dans le Code de la sécurité intérieure sont multiples :
- les pouvoirs publics non définis dans l’article peuvent comprendre des ministres, des préfets, des directions relatives aux services de renseignement, DGSI, DGSE ;
- toutes les dispositions encadrant la surveillance n’ont aucun impact sur les techniques employées pour la « défense des intérêts nationaux », sur les transmissions empruntant la voie hertzienne ;
- toutes les communications hertziennes sont de droit exclues du champ des procédures de contrôle instituées par les techniques de renseignement.
La loi renseignement n’encadre que les techniques de communication intégralement filaires.
Or, les communications hertziennes représentent de vastes moyens de transmission de l’information qui ne sont pas encadrées par la loi renseignement et sont donc hors de tous contrôles.
Les dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure semble contraire à la volonté première de la loi renseignement qui était d’encadrer les techniques de surveillance utilisées par les agents de renseignement dans des situations illégales.
Risque de détournement possible de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure
La surveillance permise par l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure permet la surveillance de masse allant au-delà de la collecte de métadonnées. Cette collecte peut être effectuée sur les communications empruntant la voie hertzienne.
La décision du Conseil d’Etat du 22 juillet 2016
Dans sa décision du 22 juillet 2016, le Conseil d’Etat a décidé que la question de la conformité à la Constitution de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure est renvoyée au Conseil Constitutionnel.
La motivation de la décision du Conseil d’Etat du 22 juillet 2016
Le Conseil d’Etat a pour renvoyer la question de la conformité à la Constitution des dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure motivé sa décision en trois axes.
Il a d’abord rappelé que les dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure n’ont pas été déclarées conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel.
Il a en outre précisé que le législateur n’avait pas exercé pleinement la compétence qui lui est confiée par l’article 34 de la Constitution. Et que la soustraction de la surveillance et du contrôle des transmission par voie hertzienne à tout dispositif d’encadrement et de contrôle, méconnaissait le droit au respect de la vie privée et familiale. Ce droit étant garanti par les articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
Le droit à un recours effectif garanti par l’article 16 de la Déclaration soulevait une question présentant un caractère sérieux.
Le projet d’arrêté notifié par la France devant la Commission européenne
Un parallèle peut être fait entre les recours, les QPC devant le Conseil d’Etat, la décision du Conseil d’Etat et le projet d’arrêté notifié par la France devant la Commission européenne. Ce projet d’arrêté a pour objet la modification de l’arrêté du 4 juillet 2012. Cet arrêté fixe en effet la liste d’appareils et de dispositifs techniques prévue par l’article R226-3 du Code pénal.
Ce projet d’arrêté notifié auprès de la Commission européenne sous le numéro 2016/96/F (France) le 26 février 2016 concerne certains appareils d’accès aux réseaux de communications mobiles de 3e et 4e générations. Ces appareils sont mis en œuvre par les opérateurs de communications électroniques. Ils sont susceptibles d’intégrer des fonctionnalités de duplication des communications à des fins d’interception légale.
Les investissements à réaliser par les opérateurs de communications électroniques sur ce type d’appareils sont importants. L’article 2 du projet d’arrêté prévoit une entrée en vigueur différée de cinq ans pour permettre aux opérateurs une mise en conformité.
La décision attendue du Conseil Constitutionnel
Le Conseil Constitutionnel a trois mois pour se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure.
Le Conseil Constitutionnel pourra, soit le déclarer conforme à la Constitution, soit apporter une règle d’interprétation, soit annuler purement et simplement cet article s’il n’est pas considéré conforme à la Constitution.
Pour en savoir plus sur le contenu des décrets d’application contestés
Le décret n°2015-1185 du 28 septembre 2015 désigne les services spécialisés de renseignement et notamment les services dont les agents peuvent être autorisés à recourir aux techniques de sonorisation de certains lieux et véhicules ainsi que de captation d’images et de données informatiques.
C’est l’article L811-2 du Code de la sécurité intérieure issu de cette loi qui prévoit le recours aux techniques de renseignement.
Parmi les techniques de renseignement visées aux articles L853-1 et L853-3 du Code de la sécurité intérieure figure la sonorisation de certains lieux et véhicules et la captation d’images et de données informatiques.
Le décret n°2015-1186 du 29 septembre 2015 prévoit que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) peut employer des fonctionnaires civils et militaires, des fonctionnaires des assemblées parlementaires et des magistrats placés auprès d’elle dans une position conforme à leurs statuts respectifs.
Les articles L. 243-1 à L. 243-11 du Code de la sécurité intérieure sont relatifs à l’organisation administrative et financière de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement.
Le décret n° 2015-1211 du 1er octobre 2015 fixe la procédure contentieuse concernant la mise en œuvre des techniques de renseignement et l’accès aux fichiers intéressant la sûreté de l’Etat.
Le décret n° 2015-1639 du 11 décembre 2015 détermine les services relevant des ministres de la Défense et de l’Intérieur qui peuvent être autorisés à recourir aux techniques mentionnées au titre V du livre VIII de la partie législative du Code de la sécurité intérieure, dans les conditions prévues au même livre, à l’exclusion des techniques prévues aux articles L. 851-2 et L. 851-3.
La censure de l’article L811-5 par le Conseil constitutionnel
La décision du Conseil constitutionnel vient d’être rendue ce 21 octobre 2016 (11).
Le Conseil constitutionnel retient que l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure donne l’autorisation aux pouvoirs publics de prendre des mesures de surveillance et de contrôle de toute transmission en empruntant la voie hertzienne.
Ces mesures de surveillance ne permettent pas d’exclure que puissent être interceptées des communications ou recueillies des données individualisables.
C’est pourquoi le Conseil affirme que ces dispositions portent atteinte au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances.
En outre, le Conseil précise également que bien que ces mesures de surveillance et de contrôle ne peuvent être prises qu’aux seules fins de la défense des intérêts nationaux, l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure n’interdit pas que ces mesures puissent être utilisées à des fins plus larges.
Enfin, le Conseil constitutionnel estime que l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure ne définit pas la nature des mesures de surveillance et de contrôle que peuvent prendre les pouvoirs publics. Le recours à ces mesures n’est d’ailleurs soumis à aucune condition de fond ni de procédure. La mise en œuvre de ces mesures n’est également encadrée par aucune garantie.
Le Conseil Constitutionnel reconnait alors que faute de garanties, l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure porte une atteinte manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances.
L’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure est donc déclaré contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel.
Afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité constatée, il y a donc lieu de reporter au 31 décembre 2017 la date de cette abrogation.
Le Conseil a cependant reporté au 31 décembre 2017 la date d’effet de cette déclaration d’inconstitutionnalité étant donné que l’abrogation immédiate de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure entraînerait des conséquences manifestement excessives.
Elle aurait pour effet selon le Conseil constitutionnel de priver les pouvoirs publics de toute possibilité de surveillance des transmissions empruntant la voie hertzienne.
Il est alors précisé par le Conseil que jusqu’à l’entrée en vigueur d’une nouvelle loi ou, au plus tard, jusqu’au 30 décembre 2017, les dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure ne pourront servir de fondement à des mesures d’interception de correspondances, de recueil de données de connexion ou de captation de données informatiques.
Les dispositions de l’article L811-5 du Code de la sécurité intérieure ne pourront être mises en œuvre sans que la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) soit régulièrement informée sur le champ et la nature des mesures prises en application de cet article.
Didier Gazagne
Audrey Jouhanet
Lexing, Sécurité & Défense
(1) Loi renseignement 2015-912 du 24-7-2015
(2) Mémoire sur la requête n° 394.922, n° 394.924, n°394.925, n°397.844
(3) Décret 2015-1185 du 28-9-2015
(4) Décret 2015-1211 du 1-10-2015
(5) Décret 2015-1639 du 11-12-2015
(6) Décret 2016-67 du 29-1-2016
(7) QPC posée à l’appui des requêtes n°397.844, n°394.922, n°394.925, n°397.851
(8) Code de la sécurité intérieure, art. L811-5
(9) Convention européenne des droits de l’homme, art. 8 et 13
(10) Loi 91-646 du 10-7-1991, art. 20
(11) Décision 2016-590 QPC du Conseil constitutionnel du 21-10-2016