L’évaluation de la marge brute en matière de rupture brutale est un aspect essentiel du chiffrage du préjudice.
L’indemnisation en matière de rupture brutale
L’article L.442-6, I, 5°, du Code de commerce sanctionne la rupture brutale des relations commerciales établies entre professionnels, lorsqu’elle est prononcée « sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels ».
Sur le fondement de ces dispositions, les juridictions réparent les préjudices causés par la brutalité de la rupture et non par la rupture elle-même. Selon une jurisprudence établie, le principal préjudice réparé en cas de rupture brutale correspond à la marge brute (chiffre d’affaires moins coûts de revient directs) que la société victime aurait réalisée dans le cadre de la relation avec son partenaire, pendant la durée du préavis qui aurait dû être exécuté.
En d’autres termes, l’indemnisation de ce préjudice correspond au paiement à la victime par l’auteur de la rupture brutale du gain non réalisé pendant le préavis qui aurait dû être accordé, c’est-à-dire, le montant qui la replacerait dans la situation qu’elle aurait connu si la rupture brutale n’avait pas eu lieu.
En effet, pendant l’exécution du préavis de rupture, la victime aurait continué à fournir les biens ou services qu’elle vendait habituellement à l’auteur de la rupture.
Pour fournir ces biens ou services et réaliser le chiffre d’affaires correspondant, la société aurait engagé certaines charges (coûts d’achats de biens ou de marchandises, de transport, fournitures, personnel, etc.). La différence entre le chiffre d’affaires non réalisé et ces charges non supportées, pendant la durée du préavis qui aurait dû être accordé, correspond au bénéfice ou à la marge non réalisée, c’est-à-dire au manque à gagner.
Il est donc nécessaire, une fois la durée du préavis et le chiffre d’affaires non réalisé déterminés, de chiffrer la marge que la société victime de la rupture brutale aurait dû réaliser afin de chiffrer avec précision le montant de la réparation.
La marge sur coûts variables dite marge « brute »
La marge sur coûts variables doit prendre en compte tous les coûts proportionnels à l’activité.
Cette marge est communément appelée marge brute dans la jurisprudence même si la marge brute n’est pas une notion comptable normalisée.
L’un des aspects essentiels de l’indemnisation du préjudice réside dans la détermination du taux de marge brute, ou sur coûts variables, de la société victime de la rupture brutale afin que le principe de réparation intégrale soit respecté.
N’ayant pas de définition comptable, cette marge sur coûts variables, dite marge brute, est calculée différemment selon le type d’activité.
La marge brute doit être définie distinctement pour les activités suivantes :
- dans le cadre d’une activité commerciale ;
- dans le cadre d’une activité de fabrication de biens ;
- dans le cadre d’une activité de prestation de services.
La définition de la marge brute pour une activité commerciale
Dans le cas, le plus simple, d’une activité commerciale, la marge brute, ou sur coûts variables, se calcule de la manière suivante :
Marge sur coûts variables = chiffre d’affaires – coût d’achat des marchandises vendues – autres charges proportionnelles (emballage, transport, etc.)
La Cour d’appel de Paris s’est référée à cette définition dans un arrêt rendu en juin 2015 : « La marge brute est la différence entre le chiffre d’affaires HT et le coût d’achat de ces mêmes produits vendus. Ce coût d’achat correspond aux achats de marchandises hors frais de ports et frais accessoires. Ceux-ci doivent être rajoutés au coût d’achat des produits puisqu’ils ont été intégrés dans le chiffre d’affaires. La société Z ne peut en effet augmenter son chiffre d’affaires avec les frais de port et réduire ses coûts en excluant les frais de livraison afin d’obtenir une marge plus importante. Ces frais de port seront déduits directement de la marge brute puisqu’ils devaient être intégrés au coût d’achat des marchandises » (1).
La définition de la marge brute pour une activité de fabrication de bien
La marge brute est également chiffrée dans le cadre d’une activité industrielle (fabrication et revente de biens) en retranchant les coûts directs de l’activité du chiffre d’affaires :
Marge sur coûts variables = chiffre d’affaires – coûts d’achat des marchandises et matières premières – autres charges proportionnelles (emballage, transport, autres consommations intermédiaires, etc.
C’est cette définition que la Cour d’appel de Paris a utilisé dans un arrêt rendu en 2014 : « La marge mensuelle brute moyenne est de 30.884 euros, calculée sur la base de la moyenne mensuelle de chiffre d’affaires réalisé de 2009 à 2011 (47.950 euros) diminuée de la moyenne mensuelle du coût des matières premières (16.059 euros) et du coût du transport (1.007 euros) » (2).
La définition de la marge brute pour une activité de prestations de services
Dans le cas d’une activité de service, la marge brute a la définition suivante :
Marge sur coûts variables = chiffre d’affaires – autres charges proportionnelles à l’activité de service réalisé
La notion de charges proportionnelles à l’activité de service réalisée interroge sur ce qui doit être déduit ou non du chiffre d’affaires. Dans une activité de service, il n’y a pas de coûts d’achat de marchandises, ni de matières premières. Le chiffre d’affaires est généralement réalisé grâce aux prestations intellectuelles du personnel ou à un actif immatériel (logiciel, etc.). Les frais engagés pour la masse salariale ou le développement du logiciel ne sont rarement (voire jamais) des coûts supportés dans le cadre d’une seule relation commerciale. Il s’agit donc de coûts fixes qui ne sont pas directement proportionnels à l’activité de service réalisée.
A cet égard la Cour d’appel de Paris a rendu le 17 septembre 2015 un arrêt dans lequel elle a retenu une marge brute égale au chiffre d’affaires, soit un taux de 100 % : « Considérant que s’agissant d’un prestataire de services, il a des charges qui sont incompressibles, tels son local professionnel dédié et ses outils informatiques adaptés, qui étaient nécessaires à sa réorganisation de sorte que son préjudice doit être calculé sur sa marge brute, marge fixé avant déduction desdites charges (…) ; Considérant qu’il n’est pas démontré que l’activité de M.X ait donné lieu à des charges susceptibles d’être prises en compte ; qu’il y a lieu en conséquence de fixer le montant de sa marge brute au montant de son chiffre d’affaires » (3).
Cependant, la Cour d’appel de Paris a également considéré dans une autre décision du 5 juin 2015 qu’un taux de marge brute de 100% paraissait élevé, et ce, même si la nature de l’activité implique peu de charges variables : « La marge brute correspond au chiffre d’affaires dont il a été déduit les charges directes et variables, de sorte que le taux de marge brute pour les honoraires et la photogravure ne saurait être, même s’il est important compte tenu de la nature de l’activité, de 100%, ainsi que le demande l’appelante et sera réduit à 80%. » (4).
Enfin, tout récemment, le 8 mars 2017, la même cour est allée plus loin en relevant l’absence de justification du taux de marge de la société en fixant arbitrairement le taux retenu pour le calcul à 50% : « Contrairement à l’affirmation de la société X., sa marge ne peut correspondre à 100% de son chiffre d’affaires et il y a lieu de tenir compte des charges d’exploitation totales. Les premiers juges ont relevé que la société X. ne versait aux débats aucun document permettant de calculer cette marge. La cour déplore qu’elle n’en produise pas plus en appel, se contentant de produire une attestation de son expert-comptable indiquant que le taux de marge brute est, de manière constante, toujours égal à 100 % du montant du chiffre d’affaires HT réalisé. Compte tenu de ces éléments et en tenant compte des charges d’exploitation d’une entreprise de prestations de services, la cour dispose des éléments suffisants pour évaluer à 50 % le taux de marge » (5).
Conclusion
Le calcul de la marge brute pose peu de difficultés pour des activités commerciales et industrielles dans la mesure où il est plus aisé de distinguer charges variables et charges fixes. Pour une activité de service, la question est plus complexe.
Dans cette hypothèse , il convient de déterminer au cas par cas les charges qui ont diminué à la suite de la rupture de la relation. Ce montant correspondrait alors à la partie proportionnelle à l’activité des charges supportées par l’entreprise dans le cadre de la relation en cause.
Bertrand Thoré
Alexandre Nouvel
Lexing Economie juridique
(1) CA Paris, 26-6-2015, n° 11/19083, Doctrine.fr.
(2) CA Paris, 26-3-2014, n° 12/21776, Dalloz.fr.
(3) CA Paris, 17-9-2015, n° 14/07031, Doctrine.fr.
(4) CA Paris, 5-6-2015, n° 13/24905, Doctrine.fr.
(5) CA Paris, 8-3-2017, n° 14/17164, Dalloz.fr.