Selfisoloir et code électoral – A l’heure où exprimer ses opinions politiques sur les réseaux sociaux et organiser des débats par commentaires interposés avec ses amis virtuels est devenu chose commune, un phénomène nouveau a fait son apparition en France lors des dernières élections municipales : le selfisoloir.
Contraction des deux mots « selfie » et « isoloir », la pratique consiste à se prendre en photo au moment de glisser son bulletin dans l’enveloppe. Si la finalité première de ces clichés était pour l’intéressé de montrer qu’il avait voté et d’inciter ses concitoyens à faire de même, force a été de constater qu’un effet pervers leur était naturellement attaché : la mise en péril du secret du scrutin.
La Constitution du 4 octobre 1958 en son article 3 dispose que le suffrage est non seulement universel et égal mais aussi secret. L’article L59 du Code électoral en assure la traduction au plan législatif de façon limpide : « le scrutin est secret ». On ne peut que saluer la consécration de ce principe destiné à préserver les choix politiques des électeurs en les protégeant contre d’éventuelles pressions ou influences. Dès lors, la légalité d’une photo dévoilant ce que l’isoloir est supposé garder secret doit se poser.
Le tribunal administratif de Strasbourg a eu l’occasion d’y apporter une réponse dans un arrêt rendu le 20 mai denier (1). Un candidat malheureux demande au juge l’annulation des opérations électorales municipales en raison de la publication sur facebook de trois selfisoloirs postés le jour du scrutin par les deux filles du candidat gagnant de la liste adverse, présentant en fond d’écran la liste sur laquelle figure leur père. Le demandeur estime que « cette façon d’agir a pu toucher des personnes ayant encore à voter ».
Il est débouté de sa demande par le tribunal qui refuse d’annuler les opérations au motif qu’il n’est pas établi que les publications litigieuses, accessibles seulement aux « amis » des intéressées, ont eu « un écho significatif auprès de la population ». Le jugement ajoute que ces évènements « n’ont pas été de nature à altérer la sincérité du scrutin ».
Il faut toutefois se garder de croire que ce jugement autorise purement et simplement la pratique du selfisoloir. En effet, si en l’espèce l’annulation des opérations électorales n’est pas jugée opportune, il semble que les circonstances entourant la diffusion des clichés pourraient dans d’autres hypothèses conduire à une solution inverse. Le critère déterminant repose sur la notion de « sincérité du scrutin », l’une des plus répandues du droit électoral. Le juge électoral, quel qu’il soit, l’utilise très fréquemment dans ses décisions et lui fait jouer un rôle majeur ; c’est son respect ou son atteinte qui détermine le sort du contentieux en cours.
Concernant la pratique du selfisoloir, la lecture a contrario du jugement précité permet de conclure a leur régularité jusqu’à une certaine limite : celle de l’altération de la précieuse sincérité du scrutin. En d’autres termes, s’il avait été établi que la pratique du selfisoloir avait joué un rôle déterminant dans l’issue des élections en influençant un grand nombre d’électeurs, la solution aurait probablement été différente.
Afin d’évaluer l’écho provoqué par un selfisoloir sur la population de la commune, le juge prend en compte plusieurs critères. Tout d’abord, comme il a déjà été relevé, il constate que l’accès aux pages facebook sur lesquelles ont été postées les selfies est privé, et réservé « aux personnes ayant volontairement accompli une démarche spécifique pour accéder au réseau », soit les amis des filles du candidat gagnant. D’ailleurs le juge relève qu’aucune affluence particulière n’a pu être notée au bureau de vote de la commune à la suite de la publication de selfisoloirs, témoignant de leur influence toute relative sur la population communale.
Mais alors il est légitime de s’interroger sur l’issue du litige si les clichés avaient été diffusés sur des réseaux plus ouverts que des pages facebook accessibles aux seuls contacts de leurs auteurs. L’impact aurait alors pu être plus important et de nature à altérer la sincérité du scrutin. De la même façon, l’identité des auteurs des selfies mérite de s’interroger ; la solution aurait-elle été identique si une personne très influente, disposant d’une grande notoriété, avait affiché son choix politique sur les réseaux sociaux ?
Il est nécessaire de préciser que le principe du secret du scrutin ne lui enlève en rien son caractère personnel, ce qui signifie que chacun est libre de révéler son vote à qui bon lui semble. On ne saurait reprocher à un électeur d’avoir dévoilé son vote dans un cadre privé, et c’est précisément la nature même des réseaux sociaux, à cheval entre les sphères privée et publique, qui imprime à la diffusion d’un selfisoloir sa complexité ; à quel moment peut-on considérer que l’information privée devient publique et altère la sincérité du scrutin ? A cette question sont pour le moment apportées des solutions casuistiques dictées par les circonstances factuelles des espèces.
En revanche, le selfisoloir aurait pu être jugé autrement si un candidat s’était lui-même pris en photo dans l’isoloir en présentant le bulletin de sa propre liste, son comportement serait probablement tombé sous le coup de l’article L49 du Code électoral prohibant la propagande électorale à partir de la veille du scrutin. Le juge administratif a eu l’occasion dans un arrêt rendu le 10 juin 2014 par le tribunal administratif de Strasbourg d’affirmer que la communication électorale sur facebook après la clôture de la campagne ne faisait pas exception à cette interdiction et était de nature à justifier l’annulation des opérations électorales.
Virginie Bensoussan-Brulé
Alix Dorion
(1) TA Strasbourg, 20-05-2014 requête n°1401578, M. C.